Vivement l’exil
Où notre chroniqueur, après quelques considérations cinématographiques, quelques répétitions peu théâtrales, fait ses adieux aux lecteurs.
Je n’aime pas le cinéma. Pas vraiment. J’aime celui de mon enfance, de mon adolescence ; qui passait à la télévision. À la fin de l’adolescence, à dix-neuf ans, j’ai cessé de jouer au foot et de m’intéresser au cinéma. J’aimais déjà lire, mais c’est là vraiment que la lecture m’a pris, puis le théâtre ; mais c’est la même chose. Je garde de très bons souvenir de ce cinéma populaire, français et américain ; raison pour laquelle, d’ailleurs, je ne cherche pas à revoir ces films, à quelques westerns près. Je ne regarde pas le foot non plus. Je me sens davantage fidèle à mon enfance qu’au cinéma ou au football. Ces productions industrielles m’indiffèrent. Je n’ai rien d’intéressant à dire à l’occasion de la mort de Jean-Luc Godard, sinon que c’est arrivé lorsque je lisais Stalky de Kipling, les Notes de chevet de Sei Shônagon (un grand écrivain féminin japonais du XIe siècle) et, plus étonnant, ce type d’ouvrages historiques arrivant rarement jusqu’à moi, Les actrices du IIIe Reich d’Isabelle Mity.
Le sous-titre du livre d’Isabelle Mity est : « Splendeurs et misères des icônes du Hollywood nazi ». Le fonctionnement du cinéma allemand du Reich, contre-Hollywood calqué sur Hollywood, dirigé d’une main de fer par un Goebbels intervenant dès le scénario, faisant et défaisant les carrières d’actrices en fonction de sa libido, est tout à fait passionnant. Usine à rêve (« arme de distraction massive » dit l’auteur) et à propagande (à visée utilitaire immédiate), le cinéma nazi ne fut jamais déserté par son public ; nombre de films tournés dans cette période continuèrent d’être distribués après 1945, non sans succès.
Le livre s’ouvre d’ailleurs par un pont fulgurant, se demandant comment à sa mort en 1981, Zarah Leander, la plus grande star de cinéma du IIIe Reich, avait pu, malgré tant d’homosexuels déportés, devenir une icône gay ? Isabelle Mity ne quitte pas son sujet historique ; mais elle nous fait entrevoir, sans en rien dire, que tout pouvoir culturel d’État ne peut que favoriser l’idéologie qui le sert, même discrètement, infusant également dans les productions les moins propagandistes.
Quant aux actrices, certaines seront broyées très tôt — interdiction de tourner, maris ou amants déportés ou envoyés au front —, parfois très jeunes, certaines auront du mal à simplement survivre aux horreurs des massacres et des viols de la fin de la guerre, quelques-unes passeront sans trop de soucis d’un régime à un autre…
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C’est simplement cette rencontre par hasard sur ma table de dissection de la mort de Godard et du livre sur les actrices du Reich qui me fait ouvrir cette cent cinquième et ultime chronique sur l’industrie cinématographique. J’ai bien conscience d’avoir dit beaucoup de mal du théâtre de notre époque dans ces chroniques. C’était sans doute vain. Il aurait fallu en dire bien plus encore. J’avais pourtant bien commencé, en janvier 2018, avec ce titre ironique : « Les metteurs en scène sont des génies. » Je doute aujourd’hui que la plupart percevrait l’ironie.
Les metteurs en scène, comme aujourd’hui presque tous les artistes, croient qu’ils sont des créateurs. Le mot leur a été placé par la puissance publique dans la bouche et ils le répètent. Ils créent, ils créent ex nihilo des univers, des mondes et sans doute des cosmos. Ils sont des dieux. Ils sont, du moins, comme disait tel serpent, comme des dieux. Ce sont de petits démiurges, capricieux, versatiles, tout-puissants comme un petit enfant l’est… Ils ont le pouvoir, surtout, de nommer ce qu’ils font ; et la contradiction n’est pas bienvenue. Il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils devraient à leur art d’être avant tout des interprètes. Cette idée de la noblesse de l’interprétation a disparu avec l’idée d’artisanat. Ils sont des créateurs et des artistes, non des interprètes et des artisans. Ils ne font pourtant, car il faut parvenir, que répéter les grumeaux d’idéologie, éléments de langage, que les ministères successifs, qu’ils affectent de mépriser, leur lancent comme des os aux chiens. Ils ont un trou dans le dos à force de péter plus haut que leur cul. Là est sans doute, en réalité, le spectacle.
Je ne pense pas davantage que l’auteur ou le poète dramatique soit un créateur. Je ne veux pas retirer son hochet au metteur en scène pour le refiler à l’auteur (qui n’avait qu’à pas le lâcher, d’ailleurs). Je crois qu’un écrivain aussi est un interprète, mais je ne vais pas me lancer ici, aujourd’hui, à essayer de dire de quoi. Ce sera pour une prochaine fois (ah, non, en fait, c’est vrai, c’est la dernière chronique).
Certains metteurs en scène se scandalisent malgré tout de l’arrivée d’une culture dite woke (éveillée, donc, ou se présentant telle), qui prétend en quelque manière faire table rase, censurer sans trop de logique une fois ceci, une autre fois cela (j’ai vu il y a peu de temps que de braves couillons de « musiciens » suisses qui jouaient du reggae avait été déprogrammés au motif qu’ils portaient des dreadlocks (sans être noirs), ce qui constituerait une appropriation culturelle. Personne ne pense à « déprogrammer » les politiciens qui choose France, comme on dit à l’Elysée ?). Nos chers créateurs sont pourtant les initiateurs (entre autres) de cette façon de faire. Le passé méprisable, déjà, n’était qu’un carburant, un matériau à plier à sa guise, le texte un prétexte à conformer à l’idéologie dominante etc. et son intégrité n’avait aucune importance. (Un imbécile cosmique de l’amplitude d’Ostermeier peut toujours laisser entendre que Shakespeare préfigure Judith Butler ; on pourrait aussi bien dire que Dante annonce Oui-Oui, ou bien n’importe quoi. Mais je ne comprends rien : Ostermeier est un génie d’avant-garde, la preuve, il fait des spectacles à la Comédie-Française, ce haut-lieu du plus grand conformisme.) Je pense qu’il faut aller plus loin : ne plus monter d’œuvres du passé, elles polluent, et mieux, ne plus employer de mots, ou de notes, ou de couleurs qui aient déjà été employés dans ces œuvres infâmes. Censurez-vous vous-mêmes, bouchez votre horizon, dilatez-vous le trou du cul. Sombrez.
Zut, je me suis encore répété, il est bien temps en effet que ces chroniques cessent. J’en profite au passage pour remercier très chaleureusement Pierre Gelin-Monastier, qui, m’ayant proposé voici plus de quatre ans, je ne sais trop sur quels critères, d’écrire quelques chroniques dans ce journal, m’a laissé une carte blanche totale ; ce qui, par ces temps de surveillance, de malveillance et de censure, demande une vraie confiance en les vertus de la liberté d’expression, et du courage, simplement.
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S’il demeure un théâtre qu’intéresse le poème dramatique et son interprétation, c’est-à-dire en somme la lecture déployée dans l’espace, incarnée, il faut lui souhaiter les duretés de l’exil et du désargentement. Nul n’est prophète en son pays ; mais, comme le notait Debord, faisant écho sans doute à Jünger : « Dans un monde unifié, on ne peut s’exiler. » Quelque part en Creuse ou bien dans les Ardennes, ou même dans ces déserts de l’esprit désormais que sont les métropoles, on peut toujours imaginer un théâtre français en exil
Vous saluant bien bas, chers lecteurs, je complète cette fin fort optimiste d’une note merveilleuse de Jouvet dans son Comédien désincarné :
« Le texte, c’est comme Dieu, à chaque fois qu’on le cherche ou qu’on pense à Lui, il a un sens différent, une figuration différente, une sensibilité, une amitié particulière et toujours appropriée, sympathique ou non, mais existant et répondant. »
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– Contre nous de la tyrannie
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.