“Visions d’Eskandar” de Samuel Gallet : errance dans les failles de notre humanité
Écrit et mis en scène par Samuel Gallet, Visions d’Eskandar est une formidable plongée dans les ruines de notre temps, de nos villes et de nos humanités, en ce lieu intime où blessure et désir s’étreignent, où la vie redevient un possible. Un texte exigeant, servi par des comédiens et des musiciens de haute volée.
AVIGNON IN/OFF
Synopsis – À la suite d’un malaise cardiaque dans une piscine municipale, un jour de canicule, un architecte plonge dans un coma profond et fait une expérience de mort imminente. Il se retrouve alors dans un monde parallèle, une ville complètement détruite du nom d’Eskandar en compagnie d’un homme amnésique et d’Everybody, la caissière de la piscine municipale.
Lorsque j’ai lu La bataille d’Eskandar, publié en 2017 par les éditions Espaces 34, je me suis senti comme chez moi dans ce paysage en ruines, dans cet arrière-pays qui est en réalité un au-dedans, le sanctuaire intime où blessure et désir s’étreignent avec fureur et tendresse, impétuosité et mélancolie – de cette mélancolie qu’on respire lorsque l’on écoute le chant des vieilles pierres, dressées contre le vent, le temps et les ravages des hommes, lorsque les vestiges des jours glorieux peuplent nos nuits de leur vulnérabilité essentielle.
Les ruines mélancoliques de l’abbaye d’Ourscamp et celles majestueuses de l’abbaye fortifiée de Montmajour, les délabrements réels ou imaginaires peints par Hubert Robert au XVIIIe siècles, les effondrements des romantiques, célébrés par un Chateaubriand dans Génie du christianisme… Toutes ces brisures nous rappellent l’échec des gloires passées et porte néanmoins en elles une continuelle aspiration à la perfection, à la beauté, à l’accomplissement. Quel navire politique, religieux, économique ou tout simplement personnel et professionnel n’a pas sombré ? Que restent-ils des grands empires antiques et des royautés médiévales ? Qu’est-ce qui subsiste aujourd’hui de nos rêves d’enfant, que nous ayons vingt, quarante ou soixante-dix ans ?
Nous faisons intimement et extérieurement l’expérience d’un avortement régulier du désir. Ceux qui maintiennent leur cap, qui ne se détournent pas de leur horizon, sont rares. Il y a ces écrivains, qui ont guetté l’épave d’une lumière engloutie ; pour ne prendre qu’un exemple, assez récent, un stimulant petit essai de François Bordes évoquait cette quête dans La canne à pêche de George Orwell : « Orwell, écrivant 1984, semble avoir été hanté par l’enfant solitaire rêvant d’être écrivain. L’enfant est présent dans la création. »
La langue de Samuel Gallet mord la finitude de la pierre, mais ses ruines sont celles de notre temps. Là est son originalité. Il voit les failles de notre monde, explore de ses mots les brèches d’une ville saturée par son urbanité. Dans Visions d’Eskandar, Mickel, un architecte (évidemment), interprété par Jean-Christophe Laurier, retourne dans la ville de son enfance, celle qui n’existe plus parce que l’enfant n’est plus, et dans laquelle il s’engouffre comme on se jette à l’eau, comme on plonge dans le coma : il fait un malaise dans la piscine municipale et se retrouve entre la vie et la mort. Se déploie alors sous ses yeux la ville, une autre ville, ou plutôt la même, mais anéantie. Eskandar, une ville en creux, une vision en négatif de métropole. Il y retrouve la caissière de la piscine (Caroline Gonin), femme sans nom devenue Everybody, qui a tenté de se suicider, ainsi qu’un homme anonyme, amnésique et errant (Pierre Morice).
Le premier n’a plus de cœur, la deuxième n’a plus toute sa tête, le troisième a perdu son identité : trois facettes d’une même humanité atrophiée en quête de sens. C’est dans la réunion des trois – cœur, esprit et âme, au risque de forcer un peu la métaphore – qu’ils se rencontrent et se retrouvent, que la vie redevient un possible.
Comme en écho me revient ce vers d’Henri Michaux, dans l’un de ses plus beaux poèmes intitulé Clown : « Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier. » Samuel Gallet arrache de sa plume l’ancre qui retient les êtres loin des autres, loin d’eux-mêmes. Il y a quelque chose du clown dans son approche, qui ne transparaît pas dans le jeu, mais bien dans l’évidement des personnages trop pleins d’eux-mêmes, tout à coup « réduit[s] à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille ». Manque peut-être le grotesque tragique pour que la comparaison soit parfaite ; mais d’autres formes d’humour, relevant davantage du fantasme et de l’onirisme, ne sont pas absentes.
La mise en scène, sobre et belle, rappelle les nuits sombres et bleutées, tandis que nous laissons dériver le voilier au fil de l’eau. Parfois, un éclat orange – par des panneaux lumineux centraux – rappelle le point du jour, au-delà de l’heure du loup, ou les incendies intérieurs qui consument notre être de désirs non avoués, non assumés, en attente d’incarnation.
Il y a plein de jolies trouvailles scéniques : la table d’opération se confond intelligemment avec la platine de mixage, lorsque les deux musiciens – Aëla Gourvennec et Mathieu Goulin – font résonner les bruits d’hôpital, les battements de cœur et des sons électroniques. Les trois comédiens sont remarquables, justes et nuancés, performance d’autant plus forte que le texte est minutieux, exigeant, regorgeant d’images et de procédés d’énonciation : tantôt l’histoire est narrée, à la manière d’un récit (conte ou nouvelle), tantôt il est frontal, par une scansion face au public, tantôt encore il est joué sous le mode du théâtre traditionnel – l’action est donnée à voir théâtralement et non plus seulement à entendre.
Samuel Gallet fait du neuf avec de l’ancien, sans jamais verser dans le discours, le prêche ou, plus simplement, l’exposition d’idées, mais en exploitant le plus loin possible les différentes manières de rendre compte de la musicalité de la langue et de la vie. Eskandar est un lieu brisé – terre originelle perdue et décombres de nos présents successifs – d’où jaillissent les éclats fragmentés et enfouis de nos rêves enfantins.
Spectacle : Visions d’Eskandar
Création : mars 2019 au CND de Caen
Durée : 1h05
Public : à partir de 13 ans
Texte : Samuel Gallet
Mise en scène : Samuel Gallet
Avec Caroline Gonin, Jean-Christophe Laurier, Pierre Morice
Musiciens : Aëla Gourvennec (contrebasse, machines, voix) et Mathieu Goulin (violoncelle, piano, machines, voix)
Scénographie : Magali Murbach
Lumière : Adèle Grépinet, Martin Terruel
Son : Fred Bühl
Dramaturgie : Amaury Ballet, Théo Costa–Marini
Crédits photographiques : Olivier Morice
Tournée
7-29 juillet 2021 : Le 11 (Avignon Off)
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