Virginie Paultes : la littérature dans la peau
Théâtre, poésie, roman, essai… Les jeunes éditions Moires s’apprêtent à publier leur cinquantième volume. Un anniversaire courageux en période de tempête sanitaire. Rencontre avec l’intrépide éditrice à la barre.
Le 12 décembre 2012 paraissent trois volumes : un recueil de nouvelles de Michel Bénézy et deux pièces de théâtre écrites par Gianny-Grégory Fornet, Pourtant la mort ne quitte pas la table et Parler aux oiseaux, par ailleurs fondateur de la compagnie bordelaise Dromosphère. Bordeaux. Ville des éditions Moires, alors naissantes. Ville d’adoption de Virginie Paultes. Originaire de Paris, l’apprentie éditrice passionnée passe par Bruxelles avant de descendre au début des années 2000 dans la capitale de l’Aquitaine, en quête d’une ville ayant la même qualité de vie que la capitale belge, mais davantage de soleil.
Tirer le fil des Moires
C’est là qu’elle s’engage dans une association qui organise des événements littéraires et met en avant des « poètes magnifiques, des auteurs incroyables, mais déjà installés dans le paysage littéraire depuis quarante ans ». Seule ombre au tableau : les écrivains dits émergents sont aux abonnés absents. Elle franchit le Rubicon et fonde Les Moires en 2012.
« Je ne savais pas du tout ce qui m’attendait en fondant les éditions Moires, se souvient-elle. Je voyais des textes passer, qui n’avaient aucune visibilité, qui n’intéressaient pas les éditeurs. Donner une visibilité à ce qui est actuel, comme une photographie : c’est vraiment la raison pour laquelle les Moires ont été créées. »
Les Moires, du nom de ces trois femmes qui, dans la mythologie grecque, symbolisent le destin : Clotho, qui donne naissance au fil de la vie, « symbolise pour moi la poésie et le théâtre« ; Lachésis, déroule ce fil de la vie, comme un roman ; Atropos, enfin, coupe le film, symbolisant l’interrogation existentielle face à la mort. Trois femmes, trois collections. « Ce qu’elles écrivent, personne ne peut l’effacer, explique par ailleurs Virginie Paultes. Vous pouvez détruire tous les livres que vous voulez, au final, il y aura toujours une trace. Et puis, ce qui me plaît beaucoup chez les Moires, c’est que, selon certains récits, elles seraient les seules divinités que craignait Zeus. »
Émerveillement de la lecture
Son premier critère est « la langue, la musique… ce qui est la même chose ». Le travail ensuite varie selon qu’il s’agit d’un roman, d’un essai, d’une pièce de théâtre ou d’un recueil poétique. Théâtre et poésie, ces genres si souvent délaissés, sont pris à bras-le-corps par Virginie Paultes : la moitié des ouvrages publiés à ce jour appartient ainsi à la collection Clotho, soit vingt-quatre textes sur quarante-neuf édités.
« Pour la poésie et le théâtre, il faut que je sois émerveillée dès la première lecture, que j’aie le cœur en fête même si je lis des textes tristes, que je sente que la beauté me frappe par surprise, s’enthousiasme-t-elle. Je travaille différemment pour le roman : les pages doivent tourner naturellement, avec un même tempo du début à la fin. La fluidité est un critère important pour un bon roman, quelle que soit la langue, même si c’est complètement disjoncté. Dès que je sens une baisse de rythme, je l’indique à l’auteur, sans autre indication, pour qu’il puisse retravailler le passage. En général, il trouve tout de suite la solution. »
Une aventure collective au service des textes
Dès la création des Moires, Virginie Paultes s’entoure d’alliés fiables et fidèles, à commencer par les auteurs eux-mêmes. « Nous sommes tous inspirés de notre histoire personnelle, remarque-t-elle. Je suis jumelle, donc je ne sais pas travailler seule. Quand je construis quelque chose, j’ai besoin de le faire à plusieurs. Seule, ça ne m’intéresse pas. J’ai construit Les Moires avec les auteurs, ce qui m’a donné une assurance absolue. Moi qui doute de tout, je ne doute jamais des textes que je publie. Quand je les reprends quelques années après, c’est comme si je les lisais pour la première fois : je suis bouleversée de la même façon. C’est extraordinaire. » Elle peut également compter sur diverses librairies pour la soutenir, dont la célèbre librairie Mollat à Bordeaux, ou encore sur la Générale Librest pour la distribution en librairie – l’éditrice assumant en revanche seule la mise en page, ma maquette et les commandes en ligne.
En 2016, une nouvelle collection voit le jour : Nyx, consacré aux littératures arabes : « Le pluriel est voulu, car il y en a tellement. » Nyx : cette femme qui donne (seule) naissance aux Moires, cette divinité mythologique de la nuit originelle. Elle publie notamment la poésie de Nouri Al-Jarrah, écrivain syrien exilé à Londres depuis plusieurs dizaines d’années.
Dans son catalogue, les pièces théâtrales de Didier Delahais, Louise Doutreligne et Arnaud Poujol, la poésie de Patrice Luchet, Roselyne Sibille ou encore Jean Palomba, côtoient diverses écritures romanesques dont certaines se revendiquent du mouvement artistique Panique, fondé dans les années soixante par Alejandro Jodorowski et Fernando Arrabal. Ce dernier fait non seulement l’objet d’un essai publié par les Moires, mais signe également les préfaces de deux romans publiés par Frédéric Aranzueque-Arrieta. « Tout est théâtralisé, mis en scène, excessif, mais dans une langue et une musique exceptionnelles, indique Virginie Paultes. Quand la langue est là, on peut faire dire ce que l’on veut aux personnages, on ne se sent jamais sali, bien au contraire. La musique nous fait toucher un peu de l’humanité, y compris dans l’horreur, la folie. »
L’écriture, la musique, certes, mais ne faut-il pas être prudent économiquement, en ce contexte si difficile ? Virginie Paultes balaye la question d’une phrase : « Je suis incapable de dire si tel livre se vendra par rapport aux autres, mais chaque livre publié est une force supplémentaire pour défendre la maison. Je suis inébranlable pour ça… que pour ça. »
Une maison dans la tempête sanitaire
Pour autant, la crise sanitaire frappe de plein fouet sa jeune maison, au printemps 2020. « Lorsque j’ai appris l’annulation du salon Livre Paris, j’ai fait une crise de nerf, car j’ai compris aussitôt que tous les autres salons seraient annulés, dont certains sont très importants pour des éditions comme Les Moires. » Elle avait tout misé sur les salons et les événements culturels en 2020 ; les annulations sont tombées une à une : Livre Paris, L’Escale du livre à Bordeaux, Les Automn’Halles à Sète, les Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, le Marché de la Poésie sur la place parisienne Saint-Sulpice… Sans parler de l’annulation des représentations théâtrales pour les pièces éditées – plus d’une vingtaine, au moins, en 2020, ainsi qu’une annulation de résidence devant aboutir à la création d’une nouvelle pièce et le report d’une adaptation théâtrale d’un roman publié par Les Moires en 2016, Le phare de Babel, de Yannick Anché.
Les éditions Moires bénéficient naturellement d’aides lors du premier confinement, qui lui permettent de payer les droits d’auteurs, les imprimeurs, « qui ne m’ont pas accordé de délai de paiement », les retours de librairies… « Normalement, je n’ai jamais plus de 3 ou 4 % de retours, parce que je ne mets pas la priorité dans le placement. Je n’ai pas de diffuseur. C’est donc moi qui travaille directement avec une vingtaine de librairies que je connais bien. Là, mon taux de retour est pratiquement de 15 ou 20 % ! » Un coût énorme pour cette petite maison. Parallèlement, plusieurs prestataires sont aux abonnés absents, alors que deux livres doivent paraître. « C’était dément ! Je n’avais aucun contact avec mon distributeur, si bien que je ne savais même pas s’il avait reçu les livres. Tout était coupé, c’était un affolement partout. »
Les ajustements ne se font pas sans douleur : elle reporte les romans et publie deux ouvrages de poésie en mai, deux pièces de théâtre en octobre et décembre : Rien au fond sauf un poisson de Bernadette Pourquié et Fado dans les veines de Nadège Prugnard. « J’ai dû faire des choix pour sauver Les Moires, reconnaît-elle. J’ai tenu à ce que ces deux textes de théâtre soient publiés, parce que la situation pour le spectacle vivant est terrible. Je ne voulais pas commencer l’année avec une trésorerie négative et, surtout, j’ai eu l’intuition que 2021 serait pareil que 2020, ce qui m’a permis d’anticiper. Depuis mars 2020, j’ai tout mis en place pour que la maison traverse la tempête et puisse rebondir grâce à une trésorerie saine dès le calme revenu. »
Virginie Paultes évoque tout de même la parution de quatre à cinq titres – trois romans et deux pièces de théâtre – pour cette nouvelle année. « Je devrais n’en publier que quatre, si j’étais raisonnable, mais j’ai cinq textes dans la peau, conclut-elle, intrépide. Il faut que je les publie ! »
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En savoir plus : les éditions Moires
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