Venise sauvée, ou comment on ne tue pas les femmes
Où notre chroniqueur, pour cette fois plus sérieux, ayant découvert en lisant La Noix d’or de Cristina Campo l’existence d’une pièce inachevée de Simone Weil, Venise sauvée, thème déjà traité par Otway et Hofmannsthal, entreprend (il n’est jamais trop tard pour cela) de la lire.
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À Elisabeth Bart
La pièce, hélas, est inachevée ; mais elle est, par bonheur et au sens propre, laissée en plan. On peut en lire tout le canevas détaillé, dont une grande part, état préparatoire, est rédigée en prose. Seuls quelques passages en vers donnent une idée de la beauté qu’aurait atteinte cette composition, si son auteur, Simone Weil, avait vécu plus longtemps.
Entreprise en 1940, la pièce est interrompue par la mort en 1943 ; Weil a trente-quatre ans. Sans évoquer ici l’épuisement de l’auteur, ni même son engagement à Londres dans la Résistance, le sujet frappe immédiatement par le détour géographique et temporel par lequel le présent est pensé : Nous voici à Venise en 1618 et les trois actes de la pièce apparemment racontent l’échec de la très puissante conjuration espagnole de l’Empire des Habsbourg à absorber la République de Venise.
L’ambassadeur d’Espagne, absent de la pièce, a confié la prise de la ville et sa mise à sac au profit de l’Empire espagnol à deux hommes, des Français, Renaud et Pierre. Au dernier moment, pour ne rien éventer de la conjuration, Pierre doit se démettre du commandement des opérations au profit de son extraordinaire ami Jaffier, homme d’une droiture absolue quoi que la pitié ait quelquefois accès à lui (à moins que ce ne soit l’inverse).
Coup de génie politique, et dramaturgique de la part de l’auteur, le sac doit avoir lieu dans la nuit qui précède l’ouverture du carnaval, ici nommé simplement fête, de Venise. Les habitants de la ville, et leurs gouvernants, ignorant tout des menées subversives, ne discutent que festivités.
Renaud ni Pierre, ni plus tard le Secrétaire du Conseil des Dix de la République sauvée n’ont accès à la pitié. Seul Jaffier, dirais-je pour aller vite, se trouvera donc dans l’absolue nécessité de trahir ; non moins que dans celle, qu’il ne voit pas, en l’espèce, d’être aussitôt trahi. La trahison est d’autant plus énorme, en quelque sorte méritoire, si j’ose dire, qu’elle ne trahit pas seulement un projet politique de massacre, mais une amitié, celle qui lie Pierre à Jaffier, Jaffier à Pierre, et dont il est posé dès le commencement qu’elle est vraiment un indépassable absolu ; au point qu’une telle fusion pourrait bien passer même le terme d’amitié, ou lui servir d’inatteignable borne.
La pièce, l’auteur en ses notes insiste beaucoup en ce sens, doit rendre le spectateur sensible aux arguments des conjurés qui, tous, ont été, quoique de façons très diverses, maltraités et réduits à l’aventure par la dureté des lois de Venise. Il ne doit éprouver de doute, et trembler peut-être, comme Jaffier sans doute, que lorsque Renaud lui tient ce discours de haute politique — dont l’auteur savait qu’il serait à dramatiser davantage, et à donner en vers —, dont je vais donner ici de brefs extraits :
« Regardez cette ville avec tous ceux qui la peuplent comme un jouet qu’on peut jeter de côté et d’autre, qu’on peut briser. »
« Surtout, vous, le chef, si vous avez des amis particuliers à Venise, ne cherchez pas à les protéger. Les officiers voudraient en faire autant. Ce soin est fatal à des entreprises comme la nôtre. Cela refroidit les troupes. Il faut qu’elles aient pleine licence de tuer tout ce qui leur résiste et même ce qu’il leur plaît. Une telle licence donne seule à l’action ce caractère foudroyant qui emporte la victoire. »
À propos des Vénitiens que l’on va frapper :
« Ainsi, si vous n’abattez pas leur courage une fois pour toutes, ils se révolteront tôt ou tard, et la répression de la révolte exigera plus d’effusion de sang et causera plus de dommage à votre réputation que les horreurs du sac. Les cruautés de cette nuit ne feront pas tort à votre réputation, car tout le monde sait quelle est la licence des soldats dans un sac. Vous arrêterez cette licence quand elle sera allée assez loin ; comme c’est vous qui aurez rendu l’ordre et la sécurité après la terreur, les gens d’ici vous obéiront aveuglément. »
« Alors, si durement que vous les gouverniez, ceux mêmes à qui les soldats que vous commandez auront tué un père ou un fils, déshonoré une sœur ou une fille, vous regarderont comme un dieu. »
À la scène XVI de l’acte II, dans le seul passage versifié de cet acte, Jaffier vacille et, prêt à sacrifier la ville, bascule :
« La ville est heureuse ce soir encor en sa splendeur ;
Pour un soir encor son peuple reste intact et fier.
Ce dernier soleil la couvre seul de ces rayons ;
S’il savait, sans doute il s’arrêterait par pitié.
Mais le soleil n’a pitié d’elle, hélas, ni moi.
M’est-il donc permis d’être insensible autant que lui,
Moi dont les yeux voient quelle cité va périr ? »
Les vers écrits, d’une transparence comparable à celle dont T.S. Eliot parle à propos de l’ouverture d’Hamlet, non moins que ceux projetés — les notes attestent d’un choix de mètres différents selon personnages et situations —, disent assez quelle beauté, et osons le mot, quelle perfection de composition visait l’auteur. Quant au fond, l’autre grande pièce du XXe siècle avec laquelle cette Venise sauvée entre en résonnance manifeste est La Reine morte, de Montherlant, rigoureusement contemporaine, puisqu’écrite et représentée en 1942, et dont le sous-titre est d’ailleurs : « Ou comment on tue les femmes ».
Une clé manifeste de la pièce est sans doute possible le personnage féminin de la pièce, Violetta, avec un V comme Venise. Elle est une jeune femme, une jeune fille même, naïve et pure, innocente et attendant la fête. Elle est la fille du puissant Secrétaire du Conseil des Dix ; elle n’est pas son père ; mais celle que la dureté, le cynisme peut-être, le réalisme politique du père protège. Elle ne se rendra compte de rien, ni de la conjuration, ni de l’écrabouillement de celle-ci. Ni du fait qu’officiers et soldats discutent entre eux de l’ordre dans laquelle ils passeront dessus, lors de la nuit du sac. C’est elle qui clôt la pièce (en l’état) sur ces notes légères :
« Sur la mer s’étend lentement la clarté.
La fête bientôt va combler nos désirs.
La mer calme attend. Qu’ils sont beaux sur la mer,
Les rayons du jour. »
Violetta est Venise. La ville réelle et d’une beauté à couper le souffle. L’attitude des hommes à l’égard de Violetta sera leur attitude à l’égard de Venise. Pierre, l’exceptionnel ami de Jaffier, est très clair au début de la pièce : « Car pour moi, une jeune et jolie femme en vaut une autre ; et il y en a beaucoup. Je ne leur demande que du plaisir. Je n’hésiterais pas un instant à sacrifier n’importe quelle maîtresse à mon ami. » Il revient plus tard à Violetta : « C’est vrai qu’elle me plaît. Après la victoire je la prendrai avec plaisir, si elle n’a été ni tuée ni souillée dans le sac. Autrement, j’en aurai assez d’autres. »
Jaffier trahissant tentera de sauver ceux qu’il trahit, mais le Conseil des Dix ne tiendra pas sa promesse, et les passera, après torture, au fil de l’épée. Ce qui attend le traître Jaffier, celui qui pourtant porte attention à tous, à Pierre, à Renaud non moins qu’à Violetta et à Venise, c’est l’infamie d’une récompense en or, doublée ou tempéré d’une mise au ban. Les trente deniers de Judas. Mais j’ai grand tort d’employer cette expression, tant dans la pièce de Simone Weil, Dieu, et pour ainsi dire, toute référence à lui, sont absolument absentes. Peut-être peut-on considérer que Dieu, pourquoi non ?, se manifeste dans la pitié de Jaffier, pour le déshonneur et la perte d’ailleurs de ce dernier ; mais cette interprétation n’est nullement obligatoire et toute la pièce fonctionne très bien avec une pitié qui est simplement une pitié humaine.
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Simone Weil, Venise sauvée, Rivages Poche, 2020, 7,50€
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.