Le cinéma de papa
Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. « Vagabondage théâtral » est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.
« Vagabondage théâtral »
Il fut un temps – vous en souvenez-vous ? – où le générique des films était projeté en début de séance. C’était le cinéma de papa. Les temps ont changé, désormais il apparaît à la fin… Toujours à la pointe du progrès et de toutes les innovations, le théâtre reprend la chose aujourd’hui et nous fait donc le coup du générique en début de séance, tout ça sur grand écran bien sûr. Voilà plusieurs spectacles qui commencent donc ainsi : avec le générique qui défile de manière souvent interminable parce que tout le monde est cité, de l’auteur du spectacle quand il y a un texte, puis avec le nom du metteur en scène, de son assistant, des comédiens… jusqu’à l’agent de maintenance comme on les appelle désormais, en passant par l’éclairagiste et l’habilleuse, le gardien, etc.
À ce train, si on n’y prend pas garde, on va finir par nous passer de la pub avant, toujours comme au cinéma autrefois, et peut-être même présenter des bandes annonces des prochains spectacles. Le rideau (quand il y en a un) peut enfin se lever ; la question, angoissante et d’un haut intérêt artistique, est de savoir si le déroulé du générique doit justement se faire avant ou après le lever de rideau. Autrement dit, quand le spectacle commence-t-il vraiment ? Avec une telle entame on aurait tendance à répondre : jamais ! À peine commencé, déjà achevé ! Car enfin, ce générique filmé n’augure, la plupart du temps, rien de bon. Il annonce une autre utilisation de la vidéo pendant le spectacle et comme la plupart du temps cette utilisation est pour le moins rudimentaire, pour rester poli, et sans grand rapport avec le spectacle lui-même, à moins – quelle originalité – qu’un (ou deux) cadreur suive et filme de près les comédiens sur le plateau, et hors du plateau, le tout étant projeté sur écran géant (voir les Damnés, entre autres, grandiose spectacle – ou voulu tel – présenté au Festival d’Avignon puis à la Comédie-Française), on se dit que tant qu’à faire il serait préférable d’abdiquer totalement et de filmer tout le spectacle comme jadis à la télévision le célèbre « Au théâtre ce soir ».
J’en étais là de mes mauvaises pensées, lorsque le hasard qui fait toujours bien les choses m’envoie un message du théâtre de la Bastille me proposant de venir vivre chez eux « la semaine sans écrans » qu’ils programment en ce mois de juin ! Voilà qui est fort réjouissant et on pourrait presque se croire sauvés, mais à y regarder de plus près, n’est-ce pas encore et toujours une manière de revenir à cette fameuse toile blanche qui va finir par hanter nos rêves les plus fous. D’ailleurs le détail de la programmation nous incite à une certaine prudence : il y aura effectivement des parleries autour des « Écrans et relations sociales », des « Écrans et récits », des « Écrans et enfants »… de quoi nous replonger dans le pire des cauchemars, même si nous apprenons par la même occasion qu’il existe bel et bien un groupe répondant au doux nom de « Heureux sans écrans » où je ne vais pas tarder à m’inscrire…
Retrouvez toutes les chroniques de Jean-Pierre Han :
- Vagabondage théâtral #2 : De la durée croissante des spectacles
- Vagabondage théâtral #1 : entrée en matière
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