Une minorité à défendre d’urgence, merci
Où notre chroniqueur en sa cinquantième chronique établit enfin qu’il est lui aussi une victime (un victime ?) de l’oppression horrible en cours, quelle qu’elle soit, et conséquemment demande à diriger le plus prestigieux théâtre de France.
C’est une époque étrange, nouvelle à beaucoup d’égards, mais aussi, et à tous égards cette fois, géniale, intéressante, merveilleuse, riche, etc.
Un certain nombre d’artistes, selon leur goût, qui est souvent aussi leur intérêt le plus mondain (et je ne vois rien là de péjoratif, la réussite dans le monde étant la chose du monde la plus évidemment merveilleuse), décident unilatéralement qu’une de leurs caractéristiques physiques ou sociales ou psychiques personnelles devra servir de critère autorisant ou non à critiquer leur œuvre.
Personnellement, je trouve cela très bien.
Prenons un exemple clair et calme, sans charge polémique aucune : Comment pourrait-on lire Cendrars si l’on n’a pas la main coupée ? Comment, sur la même question, laisser un pianiste qui aurait encore le privilège d’avoir une main droite jouer le Concerto pour la main gauche de Ravel ?
Je trouve cela très bien, disais-je donc, mais ça ne va pas assez loin, c’est trop timide, timoré, c’est encore trop sous la coupe de la mauvaise universalité qui est très méchante et menteuse. Pourquoi, en effet, ne prendre seulement, comme c’est souvent le cas, qu’un ou deux critères, souvent choisis d’ailleurs parmi les plus visibles : couleur de peau, sexe ; ou parmi les plus socialement représentés : religion, orientations sexuelles, etc. ?
Mais parlons de moi, il est temps, et de mon regard-sur-le-monde.
Une des choses, très prosaïquement, qui conditionne mon regard sur le monde, c’est ma taille. Je pense donc que les personnes privilégiées mesurant moins ou mesurant plus d’1m74 ne peuvent pas comprendre la spécificité du regard que je pose sur le monde ; et devraient donc s’abstenir de la moindre critique.
Au surplus, mes yeux ont une couleur peu ordinaire, et scandaleusement peu représentée dans le monde artistico-médiatique d’aujourd’hui : une espèce de gris vert assez terne et relativement banal certes, mais ceint d’une sorte de liséré empruntant à l’ocre et au caca d’oie, disons pour simplifier caca d’ocre, qui leur donne cette spécificité qui, jointe au critère de taille précédemment énoncé, participe de cette singularité absolue qu’est mon propre regard-sur-le-monde.
Allons plus loin encore, si vous le voulez bien. Je crois que les gens qui ne sont pas nés la même année que moi, 1970, ne peuvent aussi bien comprendre les mutations du monde qui sont en cours ; surtout s’ils ne sont pas nés dans le même espace géographique. Comment, sans appropriation culturelle indue, comprendrait-on ce que sont l’enfance, puis la jeunesse, d’un type d’un milieu social moyen dans une ville de province qui, même réduite en cendres au début du vingtième siècle, demeure immensément banale ? Comment comprendrait-on que j’appartiens à cette catégorie désormais majoritaire de victimes : celles qui n’ont jamais été victimes de choses vraiment graves et donc, scandaleusement, ne devraient pas pouvoir prétendre à ce statut de victime d’injustices, sans lequel, on le sait, nous ne sommes rien aujourd’hui, en tant qu’artistes aussi bien qu’en tant que citoyens ?
Je tiens tout de même à faire valoir ici que, né un 24 décembre, il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas avoir de cadeau d’anniversaire spécifique, celui de Noël, scandaleusement, ayant semblé suffire ! Je ne vois pas du tout comment une personne qui n’aurait pas vécu la même chose pourrait comprendre cette immense frustration ? À laquelle s’ajoute cette circonstance aggravante que mes parents, eux-mêmes victimes sans doute de la domination patriarcale catholique (si nous n’avons pas là un pléonasme en série), m’ont sans la moindre ironie prénommé Pâques, me donnant un prénom d’agneau probablement destiné à quelque sacrifice rituel horrible.
Je crois, en réalité, pour aller vite et nous épargner, à vous comme à moi, quelques paragraphes supplémentaires, que si vous n’êtes pas moi, vous ne pouvez pas, sans commettre un crime et une injustice envers une victime ordinaire de la vie, critiquer mon travail, qu’il s’agisse d’une cocotte en papier crépon, d’une pièce de théâtre en onomatopées ou de cette chronique elle-même, dont je n’hésite d’ailleurs pas à affirmer unilatéralement qu’elle est géniale.
Personne, comprenez-moi bien, personne n’a le droit de critiquer mon fucking travail (j’américanise aussi le french). Surtout quand je le fais par-dessus la jambe. Sauf éventuellement moi-même (mais ça n’arrivera pas).
En revanche, je vous prie de noter qu’une minorité si extrême que celle que je viens de définir devant vous, et aux critères de laquelle – CQFD – je puis seul prétendre répondre de façon absolue, du fait de la puissance des dominants en place et des autres dominés à cent mille balles le cachet qui voudraient leur piquer leur place, n’a jamais eu accès à aucun poste de direction de théâtre (passons rapidement sur le fait sans importance que, grâce à Dieu, je n’ai jamais postulé à rien), et que cela est en soi un monstrueux scandale qui ne sera réparé que par ma nomination immédiate par le cardinal de Richelieu lui-même au poste d’administrateur général de la Comédie-Française, laquelle institution ne saurait plus avoir d’autre répertoire que mes modestes travaux paradramatiques pour un acteur et demi parlant par onomatopées universelles, tsoin-tsoin.
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