Un oiseau et un archet dans nos têtes
Silence et minimalisme ne sont pas des vertus réputées brésiliennes… C’est pourtant deux danses tout en retenue et une quasi-absence de musique que livrent, sans s’être concertés, les chorégraphes brésiliens Marcelo Evelin et Pol Pi, au festival Montpellier Danse. De l’expérience de l’invisible, avec un oiseau et un archet dans nos têtes.
Ce jour-là, Marcelo Evelin donne sa Grande Leçon de Danse à Montpellier. Entre les fragiles arbres du nouveau parc René-Dumont, il initie une vingtaine de festivaliers à l’expérience unique de la forêt tropicale. La veille, ils ont découvert Uirapuru, son spectacle, une création du festival Montpellier Danse. L’Amazonie y est au centre. Jamais figurée, elle est invoquée par les hommes qui l’habitent. Six corps qui l’arpentent d’un pas cadencé, toujours le même, pendant plus d’une heure. « Radical et osé ! » s’exclame, admiratif, un spectateur et danseur de la compagnie Pietragalla-Derouault.
Uirapuru n’est pas, en effet, une œuvre pour les tièdes : on adore ou on déteste. Dans cette symbiose organique des peuples indigènes avec la grande forêt, Marcelo Evelin nous offre « un paysage de corps dans un état entre le repos et l’envol ». En file « indienne », par six, par deux ou trois par trois, ces corps qui ne font qu’un se déplacent aussi de front, au rythme des talons frappés sur le sol. On dirait qu’ils veulent à la fois éloigner les serpents et invoquer les esprits. Même si « on y est », rien de folklorique ou documentaire. Ce qui frappe, c’est l’expérience hypnotique, le souvenir du jeune Marcelo, embarqué à neuf ans par son père, alors constructeur de ponts, chez les Indiens Canelas.
De la poésie révélée… Certes, les Canelas ne vivent pas dans la grande forêt amazonienne mais en périphérie, une région de savanes. Marcelo Evelin lui-même vient du Nordeste, le semi-aride brésilien où domine la caatinga, une végétation de cactus et d’épineux. Mais dans ce Brésil immense, l’Amazonie, sa moitié territoriale, peuple tous nos imaginaires. Des Européens aux Brésiliens, elle est notre utopie, notre rêve éveillé et notre cauchemar. L’uirapuru, petit oiseau au plumage brun orangé, en est le symbole et la légende. Son chant flûté hante sporadiquement le spectacle avant qu’un musicien ne vienne siffler sa mélodie, dans ses mains repliées en coquillage.
La danse n’est pas un lever de jambes, c’est une vibration
Tatoué des fleurs de la caatinga, depuis les coudes jusqu’aux poignets, Marcelo Evelin dit s’être inspiré du cinéaste iranien Abbas Kiarostami pour la narration allégorique et des ornithologues et philosophes Jean Dorst et Vinciane Despret qui célèbrent « une autre animalité que la nôtre ». À ceux qui prétendent qu’il y a des corps dans sa danse mais pas de danse, il objecte : « C’est de corps dont je me nourris ! La danse est une vibration, pas un lever de jambes. » Or ce corps connecté à sa nature sauvage, Fernanda Silva l’incarne mieux que quiconque. Dégingandée et sourire bravache, l’actrice amérindienne trans-féminine aurait confié à Marcelo : « De ma transformation, j’avais fait l’expérience sociale. Avec Uirapuru, j’en ai maintenant l’expérience corporelle. »
Archive, mémoire, silence, danse, transformation… Pol Pi, l’autre chorégraphe brésilien de ce festival international, incarne aussi l’expérience d’une invisibilité. Pas parce qu’il est trans-masculin, Paula Pi devenue Pol Pi. Mais parce que la musique vibre aussi au-dedans avant d’éclater au-dehors. Dans sa dernière création, It’s in your head, il livre l’expérience magistrale de quatre musiciennes du Kaleidoskop Solistenensemble interprétant le Quatuor n°8 en Ut,opus 110, de Chostakovitch, sans qu’aucune note ni son ne soit émis. Du mime ? Pas du tout. C’est de la danse, quatre corps mus par l’archet, le pincé de cordes et la respiration d’un chorégraphe devenu chef d’orchestre.
Bien avant d’être danseur, Pol Pi a été musicien. Dès l’âge de neuf ans, il a pratiqué intensément le violon et l’alto, et même la « rabeca », un violon traditionnel brésilien très rugueux, avec Nelson da Rabeca, mestre de l’État d’Alagoas. « Il se passe beaucoup de choses dans le corps d’un-e musicien-ne quand il-elle joue. D’innombrables micro-intentions issues d’un travail d’interprétation minutieux, riche en contrastes, nuances, timbres, dynamiques, articulations. J’ai toujours eu envie de transposer cette rigueur et cette richesse d’intentions au champ de la danse. »
Le corps comme archive, à la limite de l’intime et du politique
Ici encore, le corps comme archive, mémoire de l’intime et du politique, de l’oppression et de la guerre dont on ne parle pas mais tellement présentes à nouveau. Quatre musiciennes sur scène, seules puis ensemble, leurs souffles, leurs gestes courts, rapides, précis, des cris étouffés, des bribes de phrases, des déplacements minimes, la bande son d’un témoignage personnel, celui de leurs rencontres avec leurs instruments, leurs voix si intimes, et un travail entre les mouvements sur scène, les textes sur écran et les audios si finement cousu main qu’on ne s’ennuie jamais.
Aucun son et, pourtant, on entend tout. Les corps dans leur expression minimaliste donnent à voir le vacarme des mouvements intérieurs, les attentes, les soubresauts, les changements de registres. Jusqu’à ce que, dans une seconde partie, les interprètes s’emparent de leurs instruments et que la musique gronde. Ni concert ni danse, une performance, l’expérience d’une limite entre deux mondes, l’invisible enfin donné à voir… Et c’est aussi en cela que ces deux artistes brésiliens, libérés de toutes tentations de répondre aux clichés, l’un du Nordeste l’autre du Sudeste, se ressemblent.
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Photographie à la Une : Uirapuru de Marcelo Evelin (@ Mauricio Pokemon)