“Un ennemi du peuple” : Jean-François Sivadier révèle la modernité psychanalytique d’un chef-d’œuvre

“Un ennemi du peuple” : Jean-François Sivadier révèle la modernité psychanalytique d’un chef-d’œuvre
Publicité

Avec son parti-pris comique dont il a le secret, Jean-François Sivadier donne à voir une lecture originale d’un des textes majeurs d’Henrik Ibsen. Elle rappelle que psychanalyse et théâtre sont intimement liés.

Le hasard fait bien les choses. Un ennemi du peuple, mis en scène par Jean-François Sivadier, a commencé à être joué au moment des élections européennes. Entendez-vous ce grand nom du théâtre européen nous soufflant, de la fin du XIXe, une question au cœur de sa pièce : qui est l’ennemi du peuple européen aujourd’hui ? Les multinationales qui saccagent la planète ? Le peuple européen lui-même qui se perd dans les populismes ? Les nouveaux autocrates d’extrême droite qui haranguent, excitent et trompent les foules ?

Rappelons le fil rouge : le docteur Stockmann dévoile un scandale sanitaire dans une ville thermale prête à truander la vérité d’une eau polluée menaçant la prospérité de la ville. Toute ressemblance avec l’actualité de notre XXIe siècle est bien sûr fortuite… Stockmann est seul contre tous : son frère de préfet, la « majorité compacte », un rédacteur en chef versatile à l’image de l’opinion… Notre héros a tout du lanceur d’alerte, juste dans un monde injuste, porte-drapeau idéal de la société civile militante. Et pourtant…

Écho lointain

Si une partie du propos de Henrik Ibsen résonne à travers le temps, la mise en scène de Jean-François Sivadier ne trouve pas complètement l’écho contemporain pourtant salué par nombre de commentateurs. Le texte n’est pas en cause car la nouvelle traduction d’Eloi Recoing et son adaptation jouent à plein. Les quelques inserts tragiques, dans les dialogues, du livre La violence : oui ou non (2014) de l’essayiste Günther Anders ont un véritable effet cathartique sur le public, ne serait-ce parce qu’il en rit de bon cœur. L’enrichissement du monologue clé de la pièce par une critique de l’élitisme théâtral réveille le public de l’Odéon : « Le public est devenu une masse molle éternellement satisfaite… Je ne sais pas ce qui vous passionne en ce moment ! » On jubile en riant jaune dans ce haut-lieu de la culture à qui on reproche souvent l’entre-soi.

La distribution est inspirée par la belle énergie facétieuse du metteur en scène (Il faut voir et revoir Italienne, scène et orchestre qui fut rejoué l’été dernier à la MC93). Nicolas Bouchaud, fidèle comparse de Jean-François Sivadier, porte un Stockmann électrique et délicieusement pathétique. Sharif Andura est joyeusement solaire et lumineusement sombre dans le rôle du rédacteur en chef. Le corps et la diction de Jeanne Lepers, la fille du docteur, sont mus par une geste absurde… Le parti-pris de la direction d’acteurs est clairement assumé : la farce avec des couleurs propres à chaque personnage. On y perd la charge tragique, souvent trop attendue, de la pièce. Mais cette mise à distance par le rire dénote des mises en scènes qui font la plupart du temps de Stockmann un héraut de la gauche résistante.

Inconscient intime et collectif

Ici, malgré son courage et son indignation, le héros reste un petit homme. Bouchaud en fait des caisses dans le ridicule, et ça marche : le piédestal vacille. Donald Trump, Jair Bolsonaro, Viktor Orbán ou Andrej Babiš ne sont pas très loin quand il lance au peuple public : « Vous êtes des veaux ! » Chose ‘‘incroyable’’ : lorsque le public est appelé à sauver le docteur, il se lève à la grande majorité, lors de la plupart des représentations. Derrière cette mobilisation, un moteur collectif inconscient prend le pas sur la dénonciation environnementale.

Un détour psychanalytique s’impose, une fois n’est pas coutume avec le théâtre, divan de la société. Freud connaissait très bien l’œuvre d’Ibsen. Le dramaturge a souvent été cité par le fondateur de la psychanalyse. Il faut dire qu’à la fin du XIXe, Ibsen était devenu une figure internationale. Un ennemi du peuple, sans y apparaître explicitement, est comme en filigrane de Psychologie des masses et analyse du moi (1921). Les mécanismes cachés de la puissance magnétique de la foule y sont décryptés à partir des travaux d’un médecin sociologue français, Gustave Lebon, spécialiste de la psychologie collective : « Dans son isolement, l’être humain était peut-être un individu cultivé, dans la masse, c’est un barbare, c’est-à-dire un être de pulsion. » Lequel a besoin de l’affect brutal d’un chef fort faisant davantage appel à la pulsion qu’à la raison.

C’est ce constat, politiquement totalement incorrect, que Jean-François Sivadier souligne habilement, même si la première moitié du spectacle souffre de quelques longueurs. Plus que l’écologie ou la vérité en politique, cette dimension inconsciente et trop peu souvent mise en lumière fait le mérite de la pièce. La majorité compacte, celle d’un peuple ou d’un public, est indissociable du pire comme du meilleur. Il faut ainsi recevoir la pièce à l’aune de la dernière réplique de Stockmann : « L’homme le plus fort au monde, c’est l’homme le plus seul ».

Réplique qu’il faut éclairer avec un célèbre freudien, Donald Winnicott, psychanalyste britannique qui a forgé le concept de La capacité d’être seul (1958) : « Cette capacité permet de se sentir relié aux autres, sans en être dépendant. Elle permet aussi de s’isoler sans s’exclure, sans se couper des autres. » C’est ce grand défi, psychologique et social, intime et collectif, qui pèse en premier lieu sur Stockmann, miroir de nous-même, spectateur-citoyen perdu dans la masse.

Ibsen, nous et les ultra-forces

Alors, malgré tout le talent du metteur en scène et l’originalité comique des acteurs, pourquoi les résonnances contemporaines peinent-elles à venir jusqu’à nous ? Pourquoi les analogies avec des sujets brûlants d’actualité restent-elles en sous-régime ? Peut-être est-ce du fait de la pièce elle-même et de son contexte historique. Écrite en 1883, les ennemis du peuple y sont clairement repérables dans la géographie sociale et politique. Au choix : l’administration zélée qu’incarne le préfet, une assemblée de citoyens, un médecin en colère…

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les ennemis du peuple sont partout et nulle part : des géants du numérique au pouvoir écrasant de la financiarisation économique en passant par le culte de l’émotion des réseaux sociaux qui nous sépare plutôt qu’il nous rassemble. Voilà un défi de taille auquel les metteurs en scène, et plus largement les artistes, sont aujourd’hui confrontés pour faire résonner des œuvres éloignées de notre complexité contemporaine : l’ordre manichéen s’est incroyablement fragmenté au cours de ces dernières décennies.

Henrik Ibsen avait beau être visionnaire et précurseur, il n’a pas vu venir ces ultra-forces, omniprésentes et invisibles, qui peuvent fragiliser nos vies et nos existences au quotidien. Peut-être n’avait-il pas internet…

Emmanuel GAGNEROT

 



SPECTACLE : Un ennemi du peuple

Création : 7 mars 2019 à la MC2 : Grenoble
Durée : 2h35
Langue : Français

Texte : Henrik Ibsen
Traduction :
Eloi Recoing
Mise en scène
 : Jean-François Sivadier
Avec : Sharif Andura (Hovstad), Cyril Bothorel (Capitaine Horster, Morten Kill), Stephen Butel (Aslaksen), Cyprien Colombo (Billing), Vincent Guédon (Peter Stockmann), Jeanne Lepers (Petra Stockmann), Agnès Sourdillon (Katrine Stockmann).
Collaboration artistique : Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
Scénographie : Christian Tirole, Jean-François Sivadier
Lumière : Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin
Costumes : Virginie Gervaise
Son : Eve-Anne Joalland
Maquillage : Noï Karuna
Accessoires : Julien Le Moal

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez

Téléchargements :



Où et quand voir le spectacle ?

Spectacle vu le mercredi 29 mai 2019 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe

– Jusqu’au 15 juin 2019 : l’Odéon à Paris
– Du 8 au 12 octobre 2019 : théâtre du Nord à Lille.
– Du 16 au 20 octobre 2019 : théâtre Firmin-Gémier à Châtenay-Malabry
– 5 et 16 novembre 2019 : Bateau Feu à Dunkerque.
– Du 19 au 21 novembre 2019 : théâtre de Caen
– Du 26 au 28 novembre 2019 : Comédie de Clermont-Ferrand
– 4 et 5 décembre 2019 : Archipel de Perpignan
– Du 10 au 20 décembre 2019 : théâtre national de Strasbourg
– Du 7 au 9 janvier 2020 : Quai d’Angers

.

Un ennemi du peuple, mes Jean-François Sivadier (crédits : Jean-Louis Fernandez)



Découvrir toutes nos critiques de spectacles



 

 

 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *