“Un bon Samaritain” de Matthieu Falcone : une chronique cruelle et drôle du déclin de l’Occident
Que l’attraction exercée par l’Occident, que l’injonction d’accueillir les étrangers qui viennent échouer sur nos côtes, révèlent et manifestent son irrémédiable déclin, voilà qui est un paradoxe, bien qu’il faille plutôt parler, ce qui nuance ce caractère paradoxal, d’une concomitance entre une attraction et attractivité économiques et un déclin moral. C’est en tout cas à la découverte de ce paradoxe apparent que nous invite Matthieu Falcone dans Un bon Samaritain, son premier roman publié aux éditions Gallimard.
Le sujet est original et originalement traité : par forfanterie, un universitaire que l’on pourrait qualifier d’anarchiste de droite (c’est dire si les relations avec ses collègues doivent être tendues), contempteur de la médiocrité et de la lâcheté contemporaines, qu’elles soient le fait de ses étudiants, des « artistes » et journalistes qu’il fréquente à l’occasion ou… de son fils, décide un beau jour d’accueillir dans son appartement parisien ces trois « migrants » qui jusqu’alors trouvaient refuge au bas de son immeuble. Voilà donc un sombre « décliniste » qui rencontre trois Africains aimantés par la prospérité européenne : voilà Pierre Saintonge, « Français de souche », qui accueille Yaya, Jaffar et Aman car, cela démontre une maturité de vision et d’écriture remarquable pour un premier roman, les personnages de Matthieu Falcone sont vrais ou, mieux, font vrai, sont crédibles, vraisemblables, ne sont pas des idées. De sorte que l’on peut croire à leur existence.
Il y a entre ces personnages un dialogue et une transmission qui sont complexes et ambivalents (on doit à la finesse d’analyse de l’auteur de les voir ainsi exposés) car, d’un côté, ceux-ci aiment dans l’Occident et attendent de lui ce que celui-là en rejette (le culte de la consommation et des loisirs, les écrans et nouvelles technologies, la liberté sexuelle…), mais, de l’autre, les trois migrants ne manquent pas de souligner l’inanité de certaines des « valeurs occidentales » (la même libération sexuelle et l’indifférenciation homme-femme en particulier), rejoints en cela par l’universitaire. Simplement, cette inanité soulève l’hilarité des premiers quand elle provoque la colère et la déploration de ce dernier. Est ainsi présentée l’ambiguïté de ces étrangers qui s’arrachent à leurs pays et culture d’origine pour gagner l’eldorado occidental : mélange, vis-à-vis de celui-ci, de fascination et de mépris cependant que l’Occident, une partie du moins, persiste dans un lent suicide qui trouve son motif dans l’oubli de ses valeurs traditionnelles et une sempiternelle mauvaise conscience.
Mais voilà un second paradoxe : notre universitaire « bon Samaritain », que le goût de la provocation et du défi a poussé à répondre à l’injonction d’accueil que beaucoup d’Européens justifient tout en la méconnaissant et en en transmettant la charge à d’autres, en particulier à l’État, notre universitaire donc est bien mal récompensé de son action charitable et se trouve même, par un renversement qui est aussi comique car il le vit en partie comme tel, expulsé de son logement par ceux-là qu’il y avait accueillis. « Bon Samaritain », l’appellation paraît ironique au regard de cette issue temporelle. Peut-être ne l’est-elle pas au regard de la vie éternelle : dans la parabole évangélique du Bon Samaritain (Luc 10, 25-37), n’est-ce pas celui-ci qui se révèle être le véritable prochain de l’homme laissé pour mort et qui reçoit ainsi en héritage la vie éternelle ?
Un Occident exsangue
C’est par la voix de Pierre Saintonge, ou plutôt par les propos de celui-ci qui sont rapportés par le narrateur assez transparent qui en est l’ami et presque le disciple, qu’est énoncée la critique drôle, cruelle et pertinente, des plus vaniteuses et déplorables créations et institutions de l’Occident contemporain. Et cette voix, parfois, n’est pas loin de celle d’un Fabrice Luchini…
Par ordre d’apparition, voici d’abord le milieu de l’art contemporain saisi dans son jus du Palais de Tokyo. Creux, cupide (les créateurs et les acheteurs le sont car il faut « toujours rester informé des tendances de l’art, afin de ne pas rater ses placements financiers »), prétentieux et affreusement cérébral, tel apparaît cet art à travers deux de ses représentants. D’abord, « une vieille grimace décatie », la « P.J. », qui a eu l’idée (c’est une installation) de suspendre aux plafonds et aux murs d’une salle du Palais des « nippes de migrants ». Ensuite, un artiste qui entreprend de couver des œufs de poule dans une cage en plexiglas (c’est une performance) afin de les faire éclore et de devenir comme le géniteur de véritables poussins. Cette performance et son concepteur, Abraham Poincheval, sont authentiques : parmi d’autres exploits, ce dernier a réalisé une « performance de stylite » durant l’une des Nuits blanches parisiennes (performance qui n’a pas atteint les miracles et guérisons que dispensèrent les vrais stylites, à commencer par Siméon) et une marche à travers la Bretagne revêtu d’une armure de trente kilos.
Mais au-delà de ce folklore, l’universitaire démontre de façon fort pertinente tout ce que la vacuité et la cuistrerie de l’art contemporain doivent aux « textes dans les catalogues » qui, seuls, viennent donner une justification, une explication et une raison d’être à ce qui en manque cruellement. En sorte que dépourvu de ce lest de mot, cet art a si peu de consistance, de chair et d’intérêt artistique qu’il ne peut que s’évanouir dans l’air et la mémoire.
Toujours caché derrière Pierre Saintonge, Matthieu Falcone développe ensuite à l’encontre d’une université française placée sous l’influence débilitante des « expérimentations anglo-saxonnes », une critique illustrée qui doit autant à David Lodge qu’à Christopher Lasch. Le système qui devrait énoncer et transmettre le savoir produit en réalité de l’ignorance, une ignorance droit-de-l’hommiste et tiers-mondiste, qui se cherche une conscience et qui est partagée par la majorité des enseignants et étudiants. Ignorance qui peut s’allier pour les besoins de la cause et de la conscience à une grande ingéniosité technologique : un montage vidéo de l’altercation de Saintonge avec des manifestants pro « migrant-e-s » refusant de le laisser entrer dans les locaux de l’université le transforme en bourreau giflant un étudiant. Il est bientôt diffusé sur Internet et les divers réseaux sociaux, devient « viral ». Ses collègues ont enfin eu sa peau : « il ne faut jamais sous-estimer la mémoire de ses ennemis, que celle de l’immense réseau Internet seconde si avantageusement ».
Précisément, le temps long de la justice judiciaire devenant insupportable à l’individu contemporain qui n’existe que dans l’immédiateté, c’est le « temps réel » de la justice médiatique et numérique qui prévaut. Le coup de grâce est porté par un « ami » de l’universitaire qui dirige une publication culturelle : son article intitulé « France, la vérité sur le traitement des migrants », impute au bon Samaritain violence, perversion et déni de la dignité de ceux qu’il a accueillis. L’on pourrait dire, en forçant le trait mais en brochant sur le titre (pour souligner aussi la logique et le comble de l’issue), que la bonne conscience contemporaine rejette celui qui a tenté de mettre en pratique les élans de générosité qu’elle appelle avec autant de haine que le Grand Inquisiteur, placé à la tête de l’Église universelle, rejette Celui qui l’a fondée et qui est le premier des Bons Samaritains.
Une question de conscience
L’accueil des migrants, c’est une question de conscience, une question de mauvaise et de bonne conscience. Mauvaise conscience de l’homme blanc héritier de la colonisation, mauvaise conscience de l’Occidental repu, du moins entouré (car tous les hommes blancs n’y ont pas droit), de richesses et de loisirs. Mauvaise conscience de celle ou celui qui aime avoir bonne conscience, la préfère même à la vérité. Et bonne conscience donc de celle ou celui qui, aiguillonné par ladite mauvaise conscience, clame que le sort fait aux migrants n’est pas tolérable et appelle à l’accueil et à la générosité, c’est-à-dire appelle à la mobilisation des pouvoirs publics car la conscience est comme un témoin que l’on se passe de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’il arrive au responsable et comptable ultime de toute solidarité qu’est, en France, l’État.
Au début donc, il y a une question de conscience : par défi et même tentative de séduction de son épouse (car un mari peut aimer à séduire à nouveau celle qui est déjà son épouse), Pierre Saintonge prend au mot sa femme Mylène et lui montre que l’on peut dire « nègre », ce que les bien-pensants ne font jamais, tout en accueillant chez soi trois Africains, ce que les bien-pensants ne font jamais non plus. L’auteur, de façon plus provocante et nous semble-t-il moins convaincante tant elle semble excessive et peu probable au lecteur moyen, nous montre également comment une militante associative décide de se donner à deux des trois Africains « par compassion et par devoir », afin de leur donner « ce qui était le plus cher aux yeux de notre société ». Elle finira par être enceinte, sans qu’elle sache auquel des deux imputer sa grossesse…
Mais l’on peut savoir gré à Matthieu Falcone de poser la question de l’accueil des migrants, de la présenter dans sa dimension religieuse et politique mais aussi anthropologique et individuelle : faut-il suivre l’Église catholique lorsqu’elle appelle à un accueil sans réserve et sans limites de tous les migrants ? Une politique d’accueil trop « généreuse » n’incite-t-elle pas à un afflux encore plus important au risque de nuire à l’équilibre social et financier du pays d’accueil ? Et, au fond, d’une certaine manière, n’avons-nous pas tendance (par mauvaise conscience) à chercher les victimes pour « pouvoir les secourir et nous racheter » ? Nous ajoutons : ne faut-il pas aussi développer des politiques plus ambitieuses de développement des pays d’origine, lutter contre l’effroyable corruption de leurs dirigeants et donc cesser de les soutenir ?
À cet égard, le roman énonce courageusement une incompatibilité voire une contradiction entre la bonne conscience occidentale accueillant généreusement les « migrant-e-s » et les « valeurs » disons conservatrices de nombre d’entre eux. De façon amusante et très réaliste, l’auteur décrit l’effroi mêlé de consternation et d’hilarité qui saisit nos trois Africains lorsqu’ils constatent le nombre de femmes européennes qui sont seules, boivent et fument, sont, selon eux, « perdues » ; lorsqu’ils aperçoivent aussi « ces hommes portant des enfants sur leur dos dans des sacs comme des femmes ou encore poussant des landaus tandis qu’elles jacassaient au téléphone et leur donnaient des ordres ». De toute évidence, l’égalité et l’indifférenciation homme-femme sont incompréhensibles pour eux.
Des migrants en chair et en os
Les migrants de Matthieu Falcone ne sont, au début, que des odeurs (« le pollen des côtes de Libye, l’haleine torride du sable des déserts »), mais très vite ils ont un nom, un visage et une personnalité : ils sont plus, ils sont plus vrais, que la projection occidentale de l’idée du migrant. Un passage émouvant du roman, qui pose sur eux un regard attentif et presque maternel, les montre émerveillés comme des enfants lorsqu’ils montent dans un manège situé en bas de la basilique Saint-Pierre de Montmartre. Comme si leur regard pouvait réveiller, rajeunir et raviver le nôtre, si souvent blasé, si peu prompt à l’étonnement.
Mais une question très concrète se pose cependant : ces « migrants », quels peuvent être leur avenir et leur condition dans notre pays ? On peut être pessimiste ou du moins circonspect au vu du sort peu enviable fait à ceux qui se sont arrêtés en France : contraints aux tâches subalternes, aux salaires misérables, aux banlieues délabrées, aux horaires plus que matinaux. Toutefois, le roman montre aussi l’enthousiasme de Yaya et Jaffar lorsqu’ils emménagent dans un appartement situé dans une ville de la Grande couronne : enthousiasme de ceux-ci qui contraste avec la répulsion de l’universitaire devant cette laide banlieue. Là encore, les regards divergent. Le roman y gagne en pertinence et ne profondeur.
Quelques faiblesses mais un vrai style
Matthieu Falcone a choisi une structure narrative et temporelle complexe, indirecte, une construction en double rideau : l’histoire de Pierre Saintonge est racontée par un narrateur peu consistant (a-t-il un nom ?) qui pour l’essentiel rapporte les faits, gestes et paroles de son mentor, de sorte que l’auteur se cache derrière le narrateur qui lui-même se cache derrière l’universitaire. Cela a des conséquences sur l’emploi des temps : dans un même passage, l’auteur laisse le lecteur égaré parmi les temps et les modes, comme à cette page 30 où un imparfait narratif précède un étrange présent immédiatement suivi d’un conditionnel. Le peu de consistance du narrateur, qui contraste avec l’omniprésence de l’universitaire dont le premier n’est qu’une sorte d’excroissance, se manifeste dans les pages (91 à 95) consacrées à la biographie du narrateur et dans le langage, invraisemblablement grossier et dénué d’humour, qui lui est prêté. Dans sa bouche, écrire équivaut à déféquer (« caguer une fiction ») pour finir « dans les chiottes de l’histoire… l’anus couronné d’hémorroïdes ». On passe ensuite à des slogans de supporter ou de détenu, des grandes vérités que l’on s’attendrait plutôt à trouver sur les portes et les murs des toilettes d’écoles ou d’autoroutes : « Qui n’a jamais eu envie d’enculer est une fiotte. Qui a su se retenir est un saint, c’est tout » ; et encore : « Pour les femmes, il y a la verge et il y a le verbe ».
On regrette ces passages pénibles et inutiles. On regrette aussi que l’auteur ait choisi de confier à un tel narrateur le récit des forfanteries, du courage et de l’honnêteté de Pierre Saintonge, peut-être par crainte de subir le sort réservé à celui-ci. Il y a là une ruse, une prudence, un procédé, une distance aussi, qui donnent au récit de la Passion de Pierre Saintonge quelque chose d’un peu trop lointain. Mais il est vrai que la prudence peut être une vertu.
Toutefois, il faut reconnaître à l’auteur une intelligence sociale et politique dans le traitement des thèmes, une grande pertinence et maturité dans l’écriture et, surtout, un vrai style. Un style original, personnel, cohérent, qui emprunte aux Hussards pour sa drôle, fine et courageuse impertinence, à Céline parfois pour son argot retravaillé et « littérarisé », y ajoutant des originalités (l’élision du pronom personnel : « N’est pas un saint tout de même »), à Houellebecq même pour le narrateur (ses propos désabusés et définitifs sur ce qui meut le monde et les femmes, sa description de la « Mazda MX-5 » qui nous fait invinciblement penser à la fiche technique d’un 4×4 – le Land Rover Discovery dans notre souvenir – recopiée par Houellebecq dans Soumission). Ces différentes influences et réminiscences se fondent harmonieusement dans un propos original et cohérent, se fondent et s’unissent dans un style personnel, délibérément suranné, inactuel ou encore intempestif : unzeitgemäss disait Nietzsche.
Matthieu Falcone, Un bon Samaritain, Gallimard, 2018, 262 pages, 19,50 €.
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