Tu finiras PAD, mon fils
Impasse économique à terme, le modèle EHPAD constitue aussi une impasse sociale. Trois directions possibles : l’euthanasie de masse, la robotisation de l’emploi ou la délocalisation à l’étranger. Perspectives terrifiantes… que l’économie sociale pourrait éviter, si elle se prenait enfin au sérieux.
Actualité de l’économie sociale
La sortie d’un plaidoyer à charge contre le groupe ORPEA a provoqué un accès de fièvre passager dans nos médias : chacun a ressorti des tiroirs son marronnier EHPAD. Rien de nouveau : évoquer la maltraitance que subissent nos aînés provoque toujours autant d’émotion, à condition de ne pas en abuser. De même, alerter sur les risques d’explosion financière que ne manquera pas de produire le vieillissement de la population apporte à chaque reprise son petit frisson de panique. Puis l’on passe à autre chose.
C’est que la catastrophe, déjà plusieurs fois vendue comme imminente, ne s’est pas produite. Et en fait, nous avons encore bien le temps. Il n’y a pas d’âge pivot pour verser automatiquement dans la dépendance ; si l’on admet une moyenne de 85 ans, les classes nombreuses de l’après-guerre n’y seront qu’après 2030, et très progressivement. Si l’on prend plutôt 90 ans, ce sera après 2035. Certes, le raz de marée aura bel et bien lieu, car il est inscrit dans la pyramide des âges ; mais l’annoncer pour demain matin est une grave erreur. Ce n’est après tout qu’un argument politique, répété à plus soif par les institutions concernées, pour réclamer à l’État un effort exceptionnel, un Plan Marshall, qui serait par ailleurs un excellent investissement puisqu’il créerait des emplois et offrirait du travail aux industries du bâtiment.
Je n’aime pas ce chantage, pas plus que je ne pense qu’il faille, puisque la vague est inévitable, s’y préparer dès maintenant. Ceci pour deux raisons. D’abord parce que, bien avant de s’attaquer aux équilibres financiers de la dépendance, la poussée démographique aura mis à mal et l’assurance retraite et l’assurance maladie, avec des conséquences qui nous sont inconnues. Ensuite parce que nous ne pouvons imaginer de quoi demain sera fait, vu que ce sera la première fois dans l’histoire de l’humanité que des sociétés auront à supporter un tel poids tant du troisième que du quatrième âge.
Nous pouvons, bien sûr, extrapoler à partir de tendances qui se font jour, d’autant mieux que d’autres pays ont sur ce plan quelques années « d’avance » sur nous. On pensera particulièrement au Japon. Je distinguerais trois directions, sachant que la quatrième, qui relèverait principalement de l’Économie Sociale, reste à inventer. Mais commençons par les trois sorcières, qui ouvrent des perspectives à nous faire froid dans le dos.
La première est l’euthanasie, et sa version atténuée qu’on appelle le suicide assisté. Malgré le soutien actif et déjà ancien de certains courants de pensée, cette idée reste massivement rejetée par l’opinion, qui n’y serait ouverte que dans des cas extrêmes relevant de l’acharnement thérapeutique. Mais qui peut dire ce qui se passerait dès lors que le nombre de cas de dépendance, et les dépenses afférentes, devraient doubler, tripler, décupler ? L’acceptation sociale pourrait brutalement basculer. Songeons à ce qui s’est passé pour l’avortement, progressivement banalisé, puis revendiqué comme un droit, devenant même un devoir civique dès lors que l’enfant à naître semble porteur de malformations ? Moralement frappé d’anathème depuis 1945, l’eugénisme pourrait revenir par la petite porte, et avec lui la notion de « bouches inutiles à nourrir », en se parant de dehors charitables et humanitaires.
La seconde est la robotisation. Puisque l’hébergement en institution est gourmand en personnel, il faut comme dans les usines remplacer celui-ci par des machines. Cela peut sembler paradoxal, dans un secteur où tout semble reposer sur des relations de personne à personne, mais après tout, ne serait-ce pas là qu’un préjugé ? Pourquoi le traitement des PAD ne profiterait-il pas de l’expérience acquise dans l’élevage des animaux en batterie ? Les choses ne sont pas dites avec cette brutalité, mais à lire entre les lignes, l’esprit y est.
Enfin la troisième direction, qui s’inspire également du souci de diminuer les frais de main d’œuvre, est la délocalisation. Plutôt que de faire venir chez nous du personnel immigré, autant exporter les EHPAD vers les pays d’origine de ceux-ci, pourvu que le climat y soit favorable, car le chauffage aussi coûte cher dans nos contrées. Le jumelage des établissements de soins avec des complexes touristiques destinés aux familles rendant visite aux pensionnaires offre par ailleurs des perspectives de rentabilité qui pourront séduire plus d’un promoteur…
En réalité, le modèle EHPAD souffre de sa réussite. Ce composé entre résidence de fin de vie et milieu médicalisé n’était concevable, notamment vu son coût, que comme un complément rare à une organisation sociale restée pour l’essentiel centrée sur les familles. Or il est devenu peu à peu la norme. Dans un monde où l’individu se doit d’être autonome, l’allongement des durées de vie et la dislocation du modèle familial ont conduit à une socialisation généralisée des PAD.
Ainsi, l’EHPAD est-il devenu, dans la conscience collective, comme un passage obligé de la vie, le dernier certes, aussi naturel, automatique et indispensable que peuvent l’être la crèche et l’école maternelle avec lesquelles il compose une sorte de symétrie. Ceci ne sera plus tenable avec des effectifs incomparablement plus élevés.
Impasse économique à terme, le modèle EHPAD constitue aussi une impasse sociale. Il ne serait pas tenable que la seule espérance professionnelle d’une trop grande partie de la population active se limite aux soins à apporter aux PAD. Ce sont des métiers éprouvants, pour lesquels les vocations sont rares. On ne peut pas forcer un chômeur à accepter un poste de travail en EHPAD.
Il faudra donc trouver autre chose. Le maintien à domicile trouve rapidement ses limites ; c’est la notion de domicile qui devra évoluer, de façon à permettre des services d’entraide de proximité qui puissent profiter à tous. Et s’il est illusoire de chercher à faire renaître le modèle familial de jadis, qui d’ailleurs n’a jamais existé à l’état pur, la voie est libre pour réorienter l’épargne vers des systèmes de solidarité au niveau des familles élargies, puis la mutualisation de ceux-ci. Cela vaudra toujours mieux qu’une cinquième branche de la Sécu. Mais encore une fois, tout est à inventer, ou sans doute à réinventer.
Car les EHPAD qui relèvent actuellement de l’Économie Sociale (autour de 30 % de l’ensemble) ne se différencient qu’à la marge de leurs homologues publics ou privés lucratifs. Ils sont soumis aux mêmes tutelles et aux mêmes conventions collectives. Ils emploient le même type de personnels, les mêmes médecins, les mêmes logiciels de gestion. Leurs organisations, FEHAP comme UNIOPSS, proclament la supériorité morale de leur statut privé non lucratif, mais c’est bien le moins qu’on puisse attendre d’elles. Elles sont d’ailleurs bien obligées de marteler sans cesse le même message, car ni leurs interlocuteurs administratifs ni les journalistes ne semblent l’avoir compris ni retenu…
Je n’ai guère remarqué de média qui, à propos de l’affaire ORPEA, ait mentionné la spécificité de l’Économie Sociale. Tous se sont contentés d’opposer public et privé, en l’occurrence un privé cupide faisant passer l’intérêt de ses actionnaires avant celui de ses malades. L’UNIOPSS s’est mise d’ailleurs, dans son communiqué, à l’unisson de cette clameur consensuelle ; son président, Patrick Doutreligne, a retrouvé pour l’occasion le ton agressif et enflammé dont il faisait montre lorsqu’il s’occupait de la Fondation Abbé-Pierre. La FEHAP s’est montrée beaucoup plus mesurée, insistant sur le fait que les établissements associatifs n’ont pas d’actionnaires à rémunérer, bien que relevant eux aussi d’un statut privé.
Il faut dire qu’ORPEA, tout comme KORIAN, poussait le bouchon un peu loin en ne se présentant, dans la presse financière, que comme une opportunité de faire un bon placement en achetant de ses actions. Si un lycée privé ne communiquait qu’ainsi, cela vous inciterait-il à y mettre vos enfants ? Ces deux groupes ne récoltent que le fruit des mauvaises graines qu’ils ont semées, et on ne les plaindra pas. En revanche, il est idiot de condamner dans un même mouvement tout le secteur privé lucratif, et il ne faut surtout pas faire grief aux autorités de tutelle d’avoir cherché à faire venir des capitaux privés dans le secteur des EHPAD. Certes, j’aurais préféré qu’elles favorisent la création de coopératives, mais encore faudrait-il qu’elles sachent de quoi il s’agit !
L’argent ne devient pas vertueux dès qu’il est public. Il a toutes les chances d’être mieux géré quand il est privé, et il est normal que celui qui a investi en tire profit. Je ne vois que des avantages à ce que des personnes ayant les compétences nécessaires, notamment en milieu rural, se mettent à leur compte en créant un EHPAD dans un vieux château que cela permet de réhabiliter. Là où je ne suis plus d’accord, c’est que, quand ils ont des difficultés, on les laisse se faire racheter par ORPEA sans chercher à leur arranger une solution locale et à taille humaine.
Les « associations » que sont les EHPAD se revendiquant de l’Économie Sociale sont en fait des objets étranges, qui n’ont rien d’une entreprise. Ce sont pour la plupart d’anciens établissements confessionnels (catholiques le plus souvent, mais pas toujours, il faut le souligner) qui ont choisi de se transformer en association mais qui n’ont ni membres ni vie associative. Souvent principal employeur de leur commune, elles ont un conseil d’administration composé de notables cooptés, constituant une sorte de syndicat des intérêts locaux, sur le modèle des sociétés d’HLM privées (maintenant appelées « entreprises sociales de l’habitat »). Le pouvoir de ces conseils est réel mais il est sans cesse contrebalancé par celui de la technostructure et celui des mafias médicales, le tout sous l’ombrelle de la tutelle qui finance et contrôle.
Un dernier mot pour évoquer la maltraitance. Celle-ci est, bien entendu, impardonnable et doit être condamnée. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle. De même que, dans une classe, il y a toujours quelques élèves plus turbulents que les autres, de même dans les EHPAD, il y a toujours des PAD qui sont de vraies pestes et qui pourrissent la vie de tout le monde, notamment des personnels soumis à des normes de productivité. Si, en plus, il y a dans les familles de ces pensionnaires difficiles des râleurs continuels qui font un scandale au moindre éclat de voix d’une aide-soignante excédée, la frontière entre l’incident mineur et la maltraitance sera vite franchie en parole alors qu’on en sera resté bien loin en action. D’ailleurs, les remontées de plaintes arrivant aux tutelles ne montrent pas de différences significatives entre les EHPAD selon leur statut, public, privé lucratif ou privé non lucratif.
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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.