“Traversée” de Janine Modlinger : où retrouver celle que l’on a perdue ?
Traversée, nouveau recueil de la poétesse Janine Modlinger paru chez Ad Solem, nous parle de l’expérience du temps qui passe, de sa déperdition, de sa chute irrémédiable, et de l’action du poète pour sauver de l’oubli – par un mot, un verbe – sa famille, ses ancêtres, un simple nom, les expériences fondamentales, l’élan vital. Un livre émouvant, simple et profond.
Le sable qu’il fait couler de sa main gauche à sa paume droite, l’expérience de cet écoulement fin, fait dire à Eugène Guillevic dans son Art Poétique : « J’écris un poème contre le temps ». Contre le temps, c’est-à-dire contre la marche du temps, son avancement qui fait que les instants se succèdent et se recouvrent, le suivant effaçant et bâillonnant le précédent. L’écoulement du temps est donc bien (dé)perdition de matière, ce que dit bien le motif romantique de la fuite du temps.
Mais l’on pourrait parler aussi de chute du temps, chute dans l’oubli, dans l’anonymat, dans ce qui n’a ni nom ni fond. Il y a là de quoi nourrir une profonde angoisse, il y a là de quoi nourrir le projet de sauver ce qui sinon disparaîtrait du monde, de la mémoire et des lèvres. Il y a là une douloureuse expérience qui pousse à se faire poète afin, comme l’écrit Jean Follain, de « tout sauver par un verbe le plus exactement pur ». Voilà l’expérience et l’entreprise que manifeste Traversée, le nouveau recueil de Janine Modlinger publié par les éditions Ad Solem (qui ont déjà publié Éblouissements et Beauté du presque rien).
Objectif ambitieux et désir d’humilité
Recueil filial qu’appelle et nourrit la volonté de sauver de l’oubli ses grands-parents, Juifs poussés à l’exil par le déchaînement des pogroms dans la Russie tsariste, ainsi que sa mère, disparue très jeune. L’entreprise est ambitieuse et annoncée dans un préambule qui est en quelque sorte l’argument du recueil et qui est développé et explicité de façon peut-être un peu trop artificielle : il s’agit de « leur donner un lieu, une voix… [de] crier à la place de ceux qui n’ont pu le faire [de] retisser leur vie à travers les mots [de] les célébrer dans l’écriture… Le dire doucement, avec humilité ».
Il y a presque une contradiction entre cet objectif ambitieux, qui aurait justifié davantage de substance, d’ampleur et de chair dans le recueil pour que les défunts puissent réellement reprendre vie devant nous (d’une certaine manière, le lecteur voudrait pouvoir les « toucher » et les rencontrer davantage : ce sera peut-être l’occasion d’un prochain livre), et ce désir d’humilité.
Mais l’on comprend à la lecture du recueil que ce sont cette humilité, cette écriture de l’humilité, ce dépouillement, qui fondent la démarche poétique. L’on comprend que si l’auteur traverse la mort et le temps (comme on le fait d’une rue) pour rejoindre ses chers défunts, si elle écrit cette traversée qui fait écho à celle que l’exil fit faire à ses grands-parents, qui fait écho peut-être à celle de la Mer Rouge, elle est elle-même traversée par la douleur de les avoir perdus et la joie de les avoir un peu retrouvés, elle est elle-même traversée par cette vie qui, à mesure qu’elle avance, fait une part et une place toujours plus larges à la mort et aux morts. Elle est elle-même traversée, remodelée, par cette ville intérieure qui en elle s’édifie, ville « réconciliante » car elle est celle des vivants et des morts, celle où les morts sont vivants, autrement.
Sur le désastre, prendre fond
Le désastre, l’horreur, c’est que « toute vie sombre dans le néant, sans trace, sans reste ». Car pour nous qui sommes en ce monde, tout ce qui le quitte disparaît à nos yeux, nous déserte irrémédiablement. Terrible expérience de l’absence ravivée par la vue de tout ce qui peut rappeler le défunt : dans un texte intitulé “Des choses”, Francis Jammes raconte, enfant, avoir été bouleversé par le spectacle du « pauvre petit jouet » ayant appartenu à un enfant décédé, spectacle d’une chose qui « n’avait plus son ami, son maître [et qui] souffrait de cela ».
Pourtant, à la fatalité de ce constat se mêle l’appel d’un désir, d’une résolution, d’une entreprise, qui font le propre de l’homme : celle, par la parole et par les rites, de célébrer les morts. Entreprise qui associe deux qualités qui distinguent l’homme de l’animal : la parole et le culte rendu aux morts. Voilà qui peut nuancer le constat que « toute vie sombre dans le néant, sans trace, sans reste ». Cette résolution, Janine Modlinger la formule ainsi :
« J’ai promis de ne pas oublier
Le désastre, mais d’en faire
Le seuil
D’où je m’élance. »
Car la mort prématurée de sa mère fut en effet pour elle, littéralement, un désastre, la privation d’une présence douce, chaude et rayonnante, la perte et la privation d’une lumière astrale, d’une vie étoilée : « Elle attend sa mère, la mère partie tout à l’heure avec son sourire et sa douceur, emportant avec elle le sourire et la douceur ». La privation de celle qui lui a donné la vie prive la petite fille de sa propre vie, la prive en tout cas définitivement d’une partie de celle-ci : « Elle qu’il faut laisser. Et c’est comme si la fille se perdait elle-même aussi sur ce chemin, une fois pour toutes ».
Cette perte inaugurale, pour la jeune enfant qu’elle était, est pourtant ce sur quoi elle doit prendre fond, tant pour l’hommage et le tombeau qu’elle appelle (le tombeau comme genre littéraire, comme épitaphe) que pour l’humilité et la précarité qu’elle suscite, cette conscience et cette expérience que la vie est une suite de morts et de renaissances. Que notre vocation est de naître, mourir et renaître.
Au train des choses s’abandonner
De même que dans La Modification de Michel Butor, la traversée mémorielle de Janine Modlinger naît d’une traversée ferroviaire, celle qui la mène par un train de nuit de Genève à Florence, qui fait elle-même écho à la traversée ferroviaire de ses grands-parents : « Depuis l’Ukraine lointaine, il fallait traverser la Hongrie, puis l’Autriche, et toutes ces gares, ces haltes, ces attentes, cette fatigue interminable ».
Le voyage en train a en effet cette vertu qu’il transforme l’activité en passivité, la décision en abandon et en consentement : car si d’abord l’on prend le train, l’on est ensuite pris par son rythme régulier et l’on peut regarder sa vie autrement, en spectateur plus qu’en acteur. Avec ce rythme, avec ses battements réguliers de machine vivante et roulante (« ce battement sourd sur les rails »), le train nous présente un autre cœur, nous présente autrement notre cœur. Cette passivité et cet abandon suscitent une plus grande attention à l’écoulement de la vie, une plus grande ouverture aussi à ce qui restait enfoui et tu, à l’inattendu. Ce qui demandait à parler, ce qui demandait à être dit et éprouvé peut alors enfin surgir. C’est l’expérience du personnage de La Modification et c’est aussi celle de Janine Modlinger.
Des événements se présentent alors de nouveau, mais cette fois dans leur dimension miraculeuse et inattendue qui révèlent tout ce que la vie comporte d’amour gratuit et de dons, qui font réaliser que quelque chose nous est arrivé. Cette dimension, Janine Modlinger la trouve en particulier dans la rencontre amoureuse inaugurant le lien conjugal, celle de ses parents (elle fait dire à son père rencontrant sa mère : « Elle irradiait de tout son être. Je n’ai jamais vu une telle beauté. Je restai immobile, regardant sans voir, sans comprendre comment la beauté éternelle peut s’incarner dans une créature vivante. ») et celle qui fut la sienne :
« Nous avons marché
Ce jour-là
Vers le chant de l’origine
accueilli l’heure
Où la lumière ruisselle
Où la plénitude jaillit
Vers le dedans. »
Genève et Jérusalem
Citoyenne de Genève, comme Rousseau, comme, surtout, Georges Haldas, Janine Modlinger anime, intériorise et magnifie sa cité pour en faire une ville intérieure, un prolongement d’elle-même et de son histoire familiale, pour en faire même, davantage que le prolongement, la chair et le cœur battant. Pour reprendre le titre de l’un des recueils de Jean-Pierre Lemaire, Genève est pour elle L’intérieur du monde.
Le poème suivant, qui nous semble être l’un des plus justes et profonds du recueil, le dit magnifiquement et comme amoureusement :
« Mêlée de mémoire
C’est ainsi que je l’aperçus
une fois encore.
Je parle d’une ville intérieure
et pourtant bien de chair
car on entrevoit ses filets de
tiédeur entre neiges ramassés
car les pas y résonnent clair
et le tramway y frissonne sur
la soie des rails
Mais à l’aube ou bien le soir
elle vous fait signe d’enterrer
les morts ; ils ne vous font plus
mal ils sont là
Ils vous accompagnent sur le trottoir
ils reposent
ils nimbent de douceur
les allées de la ville. »
Il y a d’ailleurs quelque chose de maternel et d’éternel dans la ville ainsi décrite qui semble, dans son manteau de rues et de pierres, rassembler les vivants et les morts, la joie et la douleur, pour les conduire vers leur ultime demeure. Au point que derrière Genève, tissée de temps, l’auteur aperçoit, éternelle, « La lumière de Jérusalem ».
Janine Modlinger, Traversée, Ad Solem, 2018, 91 p., 17 €