« Trajectoire déroutée » de Sanda Voïca : j’ai vu une terre nouvelle

« Trajectoire déroutée » de Sanda Voïca : j’ai vu une terre nouvelle
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Il n’est pas dans l’ordre des choses qu’une mère voie mourir son enfant et que celui-ci quitte ce monde avant celle qui l’y a mis. Ce désordre est une déroute, est, pour reprendre le titre du recueil de Sanda Voïca paru aux éditions Lanskine et écrit pour sa fille précocement décédée à l’âge de vingt-et-un ans, une « trajectoire déroutée » qui a quitté son orbite normale, littéralement un désastre.

La trajectoire déroutée, c’est donc celle de la flèche qui, ne suivant plus et n’épousant plus la succession des générations, fait prendre à la mère, à son enfant, une route inattendue, douloureuse et déconcertante au point que l’on a peine à la nommer. La trajectoire déroutée, c’est être, comme le Pierre des Évangiles, conduit là où l’on ne voulait pas aller, conduit vers une plus haute douleur certes mais aussi vers une joie plus escarpée, vers la vérité palpitante. C’est au fond quitter la terre habituelle pour une terre nouvelle puisque l’enfant défunt est enterré dans le sein de sa mère et que celle-ci trouve, nous semble-t-il, dans cette intimité nouvelle une autre manière, une autre matière, d’être au monde, plus précaire certes mais aussi plus fertile.

C’est un tel cheminement de crête, d’une crête bordée par un flanc de sombre douleur et un autre de joie vive, qu’emprunte ce lumineux livre de deuil qu’est Trajectoire déroutée.

La douleur qu’il est impossible d’escalader

Il y a, nécessairement, la douleur diffuse éployée partout où se mouvait celle qui s’est absentée, la douleur communiquée aux choses qui lui appartenaient et ravivée par le spectacle de leur solitude, de leur délaissement. C’est ainsi que « les souvenirs de la fille disparue » sont des « couvertures… suspendues dans l’air », c’est ainsi que la douleur ronge « son piano ». Dans un texte intitulé Des choses, Francis Jammes raconte, enfant, avoir été bouleversé par le spectacle du « pauvre petit jouet » ayant appartenu à un enfant décédé, spectacle d’une chose qui « n’avait plus son ami, son maître [et qui] souffrait de cela ».

La douleur de l’absence dite par les poèmes de Sanda Voïca est parfois d’une compacité, d’une densité, d’une dureté infranchissable. D’une certaine manière, la pierre tombale qui recouvre le corps de la fille disparue, loin de demeurer au lieu où on l’a étendue, est comme roulée et précipitée sur la route et devant la maison de la mère, barrant tout passage, rendant impossible toute échappée. Ainsi que l’écrit Rimbaud, « ce ne peut être que la fin du monde, en avançant » :

« J’ouvre la porte d’entrée
et toute la lumière qui m’assaille
et toutes les fleurs épanouies
et toutes les dalles
de l’allée et des parterres rectangulaires
ne sont plus celles de mon jardin
mais celles d’une tombe,
celle où je me rends de temps en temps
et qui est devenue maintenant
le mur qui m’attaque
dès que je pointe mon nez dehors »

La pierre tombale vient donc tout pétrifier, tout solidifier, jusqu’à « l’air du jardin ». Elle occupe tout l’espace physique et mental de celle qui survit à son enfant et qui est assiégée par un immense et compact mur de douleur.

Nécessité d’une poésie nouvelle, don d’un second souffle

La trajectoire déroutée laisse d’abord sans voix : la voix des autres, qui ne parvient pas à la dire, est frappée d’inutilité tandis que sa propre voix, frappée de mutisme, reste interdite :

« La poésie des autres
Tombe devant moi.
La grille de fer géante
aux barres très aiguisées
m’arrête, m’émiette »

Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, LansKineLa recherche de « ma poésie », de la parole et de la voix qui sauront dire la douleur de la perte aussi bien que l’infini d’un amour que la mort ne supprime pas mais transforme et transmue, cette recherche est essentielle pour Sanda Voïca. Alors elle « laboure toute la journée / dans un cahier ». On trouve ici déjà le motif essentiel de la terre, la terre qui a pris le corps de la fille, la terre altérée, désertée qu’est devenu celui de la mère mais aussi la terre nouvelle à laquelle fait accéder le franchissement de la mort. Alors il arrive qu’un second souffle soit invoqué, devienne l’objet d’une prière, un souffle qui puisse être leur souffle à toutes deux : « Mon souffle qui es si seul ailleurs / Reviens-moi. Sois nôtre. / Amen ».

Ce souffle second est celui qu’il faut pour voir et parler dans la nuit, pour n’en avoir pas peur. Cette nuit, elle est à deux reprises matérialisée par l’image du puits sur lequel se penche la mère, au fond duquel elle tente de regarder. D’une certaine manière, il faut, pour traverser certaines épreuves, recevoir des yeux qui voient dans la nuit, recevoir des paroles qui lisent dans la nuit : de façon inattendue, ces yeux et ces paroles lucides sont donnés par la fille disparue dont on ne peut alors s’empêcher de penser (dont on aime à penser) qu’elle a déjà accédé à une autre vie :

« La fille disparue jeta une cordelette
blanche éclatante

Elle ceint mes jours.
Mes mots se faufilent
toujours près d’elle.
Fière si par le hasard
la corde vivante
les a touchés. »

La lumière entrée par la porte étroite des plaies

Si Trajectoire déroutée est un livre de deuil, c’est aussi un recueil lumineux, traversé par une lumière qui parcourt plus facilement les plaines désertes de l’absence et du dépouillement. Un bonheur est ainsi trouvé dans le fait de « s’abstraire de tout », de renoncer à « tout toucher », dans le fait donc de consentir à l’absence et à la douleur et même, « parfaite cariatide », de les offrir dans « le jour naissant ».

L’absence de la fille, le creux et le trou qu’elle laisse (« l’espace évidé / de la silhouette découpée »), sont une plaie ouverte dans le corps de la mère, un stigmate en elle, par où entre et sort la lumière :

« Un talon de lumière
a fait son nid
dans ma poitrine.
Il entre et sort
quand il veut.
Je l’abrite éblouie
et impuissante »

Celle qui reste et abrite le creux laissé par l’absente dans une « alvéole très spacieuse » se demande même : « D’où vient la lumière ? ». Il y a presque dans le creux de cette blessure une théophanie puisque celle qui reste, comme le buisson ardent, vit une « immolation… / ajournée et permanente ». Comparée au talon d’Achille, un talon blessé qu’elle fait entrer dans le corps de sa mère, la fille disparue habite finalement, intimement, ce dernier. Comment ne pas discerner dans l’épreuve et le recueil de Sanda Voïca, une dimension toute mariale ? Comme n’y pas voir ce glaive dont le prophète Syméon prophétisa qu’il transpercerait le cœur de la Mère (des mères) ?

Une terre nouvelle

Dans son « ventre noir », son corps devenu tombe, la mère reçoit de nouveau l’enfant, le reçoit défunt mais en route déjà vers une terre nouvelle. Un double mouvement se produit : d’un côté, l’absentée de soi prend une part de soi, la disparue une part de celle qui lui survit, et le creux qu’elle laisse recompose différemment celle qui est délaissée ; de l’autre côté, l’absentée vient se loger dans le corps de celle qui lui survit, vit désormais avec elle de façon plus intime que lors de son séjour sur terre et en reçoit comme un surcroît de vie.

Se trouve ainsi manifestée, de façon discrète, une certaine fécondité de la mort. Enfantée comme pierre, la fille défunte, qui était le « roc allumé » dans la vie de la mère, est certes « devenue poussière ». Mais cette poussière se fait elle-même « duvet » que le corps de cette dernière « maintenant contient » : on comprend alors qu’elle décrive son corps comme une « terre à modeler ». La poussière semble ainsi de la pierre devenue terre, une terre vive, meuble, nouvelle, où l’amour se poursuit sous une autre forme.

Frédéric DIEU

Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 2018, 78 p., 14 €
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Nécessité de la poésie

Il n’est pas facile de parler, de l’extérieur, d’un œil critique, d’un recueil de poèmes. Cela n’est pas facile car pour parler d’un poète et de ses poèmes, il faut avoir accepté d’entrer dans le monde qui est le sien, accepté de pénétrer dans la parole et la quête qui sont les siennes. Accepté de marcher à ses côtés. Et il faut pour cela s’arracher à ce qui, dans sa brutalité, dans sa saturation de bruits, d’images et d’écrans, dans son culte de la performance, de la réussite et de la vitesse – et dans son effroyable pauvreté affective, se présente à nous comme le seul monde qui existe.

Or, ce monde n’est pas la réalité et nous croyons, bien que cela puisse sembler paradoxal, que la réalité se saisit vraiment, pleinement, avec son poids de douleur et sa part de joie, dans l’art et notamment dans la poésie. Dans ses Réflexions sur la poésie, Paul Claudel écrivait ainsi : « L’objet de la poésie, ce n’est donc pas, comme on le dit souvent, les rêves, les illusions ou les idées. C’est cette sainte réalité, donnée une fois pour toutes, au centre de laquelle nous sommes placés. C’est l’univers des choses invisibles. C’est tout cela qui nous regarde et que nous regardons ». Simone Weil écrivait quant à elle dans La condition ouvrière : « Il n’y a pas le choix des remèdes. Il n’y en a qu’un seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité ; c’est la beauté ». Des poètes existent qui consacrent leur art à cette lumière d’éternité.

Critiquer (au sens bien entendu de la critique littéraire) un livre de poèmes, c’est donc se dépouiller de sa propre parole pour partir à la rencontre de celle, assoiffée d’éternité, du poète, c’est secouer les mots que l’on a comme poussière dans la tête et sous les pieds pour aller au devant de ceux, nouveaux et secourables, de l’auteur. C’est dans cet esprit que nous essaierons, chaque mois, de mettre en lumière un poète et sa poésie.

FD



 

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1 commentaire

  1. Sidérée par la justesse et la profondeur de votre lecture, Frédéric Dieu. Emue par les plis que vous avez si bien dépliés (de mes vers)…Vos paroles m’ont induit la JOIE de vous lire. Je vous en remercie.

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