Théâtre et cinéma : une rencontre très délicate, entre nécessité et risques
Autour des liens fructueux entre théâtre et cinéma, la Maison Jacques-Copeau située à Pernand-Vergelesses, en Côte-d’Or, a impulsé des réflexions, interrogeant les enjeux de ces relations. Parmi les intervenants figurait Béatrice Picon-Vallin, directrice de recherche émérite au CNRS, que Profession Spectacle a rencontré.
Julien Gosselin, Matthias Langhoff, Cyril Teste, etc. : ces metteurs en scène de générations et de parcours différents, et dont les spectacles sont régulièrement visibles en France, figurent parmi ceux, de plus en plus nombreux, intégrant à loisir la vidéo dans leurs spectacles. Qu’il s’agisse d’images du monde extérieur, de films réalisés en live et centrés sur les acteurs, d’images projetées sur les décors, les corps des comédiens, ou sur des écrans spécifiques, l’incursion du cinéma au théâtre pousse cet art à réinterroger ses usages.
Consacrées aux liens entre théâtre et cinéma, et aux questions qu’ils soulèvent, la sixième édition des Rencontres de la Maison Jacques-Copeau (intitulée « Que se passe-t-il entre théâtre et cinéma ? / Jeux de miroirs, confrontations, hybridations ») ont permis d’échanger sur ces questions.
Parmi les intervenants figurait la directrice de recherche émérite au CNRS, Béatrice Picon-Vallin. Spécialiste, entre autres, de l’œuvre de Vsevolod Meyerhold, Béatrice Picon-Vallin s’intéresse depuis plus de trente ans aux liens que le théâtre peut nouer avec les autres arts, comme au recours à l’usage des nouvelles technologies.
Entretien avec Béatrice Picon-Vallin.
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Avez-vous le sentiment que le cinéma, la vidéo, sont de plus en plus fréquemment convoqués au théâtre ?
Les rapports entre théâtre et cinéma existent depuis la naissance du cinéma. En Russie, en Allemagne, ou encore en France, les metteurs en scène qui se sont emparés du médium cinématographique sont nombreux (Vsevolod Meyerhold, Erwin Piscator pour citer les plus importants dans les années 1920). Évoquons Josef Svoboda et Jacques Polieri dans les années 1960, l’un Tchèque, l’autre Français – si peu connu. Aujourd’hui, cela devient parfois une mode et se révèle inutile lorsqu’il n’y a pas de justification, de nécessité dramaturgique.
Dans certains spectacles, tels ceux de Julien Gosselin, le cinéma est omniprésent …
Si je prends l’exemple de son spectacle au long cours, Les Joueurs, Mao II, Les Noms d’après Don DeLillo, les spectateurs ont la sensation d’entrer dans une salle de cinéma, et les acteurs de théâtre ne sont pas visibles pendant la première heure du spectacle. Ils sont à l’écran, font brièvement irruption par une porte, afin que l’on sache qu’ils sont bien derrière l’écran. Ils apparaissent alors minuscules et l’image est, évidemment, plus attractive qu’eux. J’ai lu récemment une déclaration de Francis Ford Coppola, qui proposait de combattre le piratage par la transformation du cinéma. Pour le réalisateur, il faut que le cinéma évolue vers un art vivant qui ne soit pas reproductible, par exemple à travers le remontage des fichiers numériques rendant chaque projection du film unique. D’autres imaginent de réinstaurer, comme au temps du cinéma muet, l’accompagnement des projections par un orchestre live. Tout cela consiste à rendre la projection d’un film plus proche du spectacle vivant. Dans le même ordre d’idée, le spectacle de Julien Gosselin me semble être d’abord une proposition de cinéma, certains signes (les rideaux qui encadrent l’écran, la musique en direct) nous indiquant que tout cela est « vivant ». Le metteur en scène me semble proposer, surtout dans la première partie de son spectacle, ce genre de cinéma vivant, tourné au théâtre.
Il semble qu’il y ait peu de réflexions des critiques, théoriciens, journalistes sur cette omniprésence des images. Pourquoi ?
Elle existe, mais le fait que la vidéo soit désormais omniprésente interroge moins actuellement, alors que la question de ses usages – qui sont infiniment multiples – et de leur histoire est loin d’être réglée. Si je reviens au spectacle de Julien Gosselin, ce qui se joue sur l’écran, en gros plan et en hauteur, fascine plus que le jeu des acteurs, en bas, car ils ne sont pas assez puissants pour lutter contre la force de leur image à l’écran. Les comédiens ont une interprétation hystérisée, surjouée ; le niveau sonore est très élevé. C’est problématique, car les textes de Don DeLillo sont des miroirs sensibles de la société contemporaine. Ils devraient nous faire réfléchir, or il est impossible, entre ce jeu excessif, ce matraquage musical et le puzzle dramaturgique tiré de trois romans très différents, de prendre de la distance quant à ce qui est dit. Il n’y a aucune émotion, aucune réflexion possible – en tout cas pour moi.
Certains metteurs en scène décident d’intituler la forme créée. Est-ce fréquent de voir des artistes conceptualiser ainsi le dispositif ?
Une expérience intéressante dans ce cas est celle de Cyril Teste. Ce metteur en scène, qui a une double formation de plasticien puis de comédien (il a fait le CNSAD), a inventé le concept de « performance filmique ». Cela s’appuie sur une série de règles, exposées dans un « Manifeste », qu’il applique sans que ses spectacles ne se ressemblent les uns les autres. Il tricote plusieurs arts avec le cinéma (il a monté en décembre Hamlet, opéra d’Ambroise Thomas, à l’Opéra-Comique), et revendique ses sources d’inspiration, qu’elles soient cinématographiques ou picturales. C’est un artiste qui expérimente, mais qui connaît l’histoire du cinéma, du théâtre, qui appuie son travail sur ses connaissances et cherche à théoriser sa pratique.
Lors des Rencontres Jacques-Copeau, vous avez évoqué le fait qu’on interroge assez peu les metteurs en scène sur leurs sources, leurs influences lorsqu’ils utilisent le cinéma…
Aujourd’hui, nous sommes dans le présent absolu. Nous vivons également dans un pays où la formation historique des artistes de théâtre n’est pas vraiment nourrie et où, contrairement à beaucoup d’autres États, nous n’avons pas de musée du théâtre. Les réalisateurs de cinéma, eux, peuvent se nourrir du passé (ils ont les films et les cinémathèques). Au théâtre, c’est différent, cela implique de lire des études de mise en scène, de regarder les captations ou des films de théâtre, tournés à partir de spectacles sans en être la pâle copie. Certains metteurs en scène de théâtre français se sont d’ailleurs formés à la Cinémathèque. Mais si le théâtre est un art du présent, il est aussi un art de la mémoire ; c’est un lieu spécifique qui doit se différencier de ce qui nous entoure, de cette culture du flux continu qu’amène Internet. Les images transplantées sur scène doivent parler différemment. C’est là que la culture cinématographique, théâtrale, picturale intervient, et pas seulement sous la forme de simples citations. Le travail de Krystian Lupa et de son équipe pour Le Procès de Kafka est à cet égard exemplaire. Le metteur en scène polonais y affirme son amour du cinéma, chaque angle de prise de vue a un sens, et de nombreuses images nous plongent dans un monde onirique par le traitement en direct qu’elles subissent.
Pour vous, également, la présence du cinéma sur scène rendrait le spectateur plus actif. Pourquoi ?
Cela dépend bien sûr des spectacles. Mais Peter Brook disait que s’il s’ennuyait souvent au théâtre, ce n’était jamais le cas au cinéma. Il y a toujours du mouvement dans une image de cinéma. Là où, au théâtre, si la voix n’est pas travaillée ou si les acteurs demeurent sans bouger, on peut décrocher vite, la séduction de l’image attire, nous rend attentifs. La jonction entre la scène et l’image peut nous tenir en éveil. J’avais cité alors le spectacle Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, monté par Denis Marleau (présenté en 2002 au festival d’Avignon), qui avait fait l’objet d’un long travail de recherche. Les écrans étaient des visages et l’image filmée de ces visages avait été adaptée à ces écrans bosselés, ce qui la rendait tout à coup réellement vivante, intrigante, mystérieuse. L’une des questions qui se pose ici est celle du support sur lequel on projette. Le metteur en scène Matthias Langhoff, par exemple, ne projetait jamais sur un écran, mais sur des rideaux de tulle placés dans le cadre de scène, sur le dispositif, sur les acteurs, ce qui donnait des images magnifiques, mouvantes. Un tel feuilletage de la perception (je pense notamment à ses Trois sœurs créées en 1994) nous rend actifs. Nous devons décrypter tout ce que nous recevons simultanément. Les questions de l’écran, de sa forme, de sa texture, du rendu de l’image sur différents types de matériaux, posées il y a longtemps par Svoboda, sont toujours d’actualité – même si les techniques ont beaucoup évolué. Robert Lepage fait varier à l’intérieur du même spectacle les tailles, les formes des supports de projection des films.
En quoi la présence du cinéma redonne-t-elle au plateau la « condition du risque nécessaire » ?
L’acteur qui se voit filmer risque sa disparition : l’image sur l’écran étant plus forte que lui, il risque de n’être regardé qu’en pointillés. Il doit donc acquérir une force pour retenir l’attention du public. En même temps, il doit apprendre à jouer pour la caméra, sachant que cette dernière est très sensible. Non seulement l’acteur est tout le temps susceptible d’être vu, il n’a plus d’endroits où se cacher – dans le cas d’une scène ouverte avec des « filmeurs » sur le plateau, il doit être extrêmement précis dans le temps et dans l’espace –, mais il est dans une relation d’authenticité où tout jeu excessif devient illustratif, tautologique. J’ai, dans un article antérieur*, évoqué les défis qui se posent avec l’incursion de la vidéo sur les plateaux. Il faut que les comédiens soient très bons, à la fois pour résister à la force d’attractivité de l’image cinématographique, jouer avec elle, et ainsi intensifier leur présence sur la scène.
Vous citez volontiers cette phrase de Vsevolod Meyerhold : « En art il n’y a pas de techniques interdites, il n’y a que des techniques mal utilisées »…
Cette phrase est essentielle. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cette question des liens entre théâtre et cinéma à la fin des années 80, après avoir vu Le Marchand de Venise par Peter Sellars, je croisais des personnes qui me disaient que le cinéma n’avait rien à faire au théâtre. Or, le théâtre s’est toujours emparé des techniques qui naissaient. Mais il faut qu’il les fasse siennes, qu’il les bricole, les adapte (comme Marc Lainé) les utilise à bon escient. Et les artistes doivent, tout en expérimentant, réfléchir à l’usage qu’ils en font, avoir conscience que le théâtre doit demeurer un lieu où l’on peut s’extraire de ce flux d’images et d’informations qui nous submergent quotidiennement, pour nous donner la possibilité de prendre du recul, de respirer autrement et de penser ensemble. Mais, de toute façon, on peut encore faire du grand théâtre sans vidéo.
* « Les nouveaux défis de l’image et du son pour l’acteur. Vers un super-acteur ? », in L’acteur entre personnage et performance, Études théâtrales, n° 26, 2003, Louvain-la-Neuve, pp. 59-68.
Spectacles cités
Joueurs, Mao II, Les Noms, de Don DeLillo, mise en scène Julien Gosselin – en tournée en 2019 à Annecy, Saint-Quentin-en-Yvelines, Anvers, Brest, Rennes, Amsterdam.
Festen, Cyril Teste, Collectif MxM – en tournée en 2019 à la Roche-sur-Yon, Nantes, Amiens, Fribourg (Suisse), Lausanne (Suisse), Pau, La Rochelle, Le Mans, Bayonne, Lieusaint, Le Havre, Villeneuve d’Ascq, Orléans, Forbach.
Le Procès, d’après Franz Kafka, mise en scène Krystian Lupa – en tournée à Mulhouse, Athènes (Grèce).
Photographie de Une – Le Procès Krystian Lupa / Kafka (crédits : Natalia Kabanow)