Théâtre du Blanc-Mesnil : adieu service public !
Le Parisien a publié ce lundi 15 octobre un article, signé Thomas Poupeau, sur la reprise par un prestataire privé du théâtre du Blanc-Mesnil, scène conventionnée. On ne peut que s’étonner que le journal ne propose aucune analyse, ne pose aucun enjeu… signe que plus personne ne connaît l’histoire de la politique culturelle publique !
Un bras-de-fer lié à l’élection de Thierry Meignen en 2014
Le théâtre du Blanc-Mesnil, scène conventionnée créée en 1993, a pour principal bailleur la mairie et reçoit un soutien financier de la Drac, du département et de la région. Lors de l’élection de Thierry Meignen à la mairie, Xavier Croci – aujourd’hui directeur du théâtre du Beauvaisis – est à la tête de l’institution. Le bras-de-fer commence aussitôt.
L’Humanité s’en était fait l’écho, prenant évidemment parti pour Xavier Croci contre le tombeur du PCF au Blanc-Mesnil et citant le premier longuement quand ils n’avaient pas pris le temps d’écouter le second. Ainsi Xavier Croci explique-t-il, en octobre 2014 : « Du théâtre, de la danse, du cirque, des concerts ; 80 actions, soit 1 600 heures par saison en direction des centres sociaux, des maisons de retraite, des collèges, des lycées ; des spectacles jeune public qui concernent 9 000 enfants avec l’organisation de Dîners-Monde où chacun vient avec un plat, un dessert… Le taux de remplissage est de 85 % et 70 % des spectateurs sont blancs-mesnilois. »
On peut accuser L’Humanité de parti-pris : à aucun moment Marie-José Sirach n’interroge les chiffres donnés par Xavier Croci, ni même la programmation qu’il a mise en place ces dernières années. À lire le papier, on sent bien que l’objectif n’est pas tant de faire la vérité que de lancer une lourde charge contre Thierry Meignen. Il reste que Marie-José Sirach n’est pas née de la dernière pluie, qu’elle voit souvent loin devant ce qui menace. Le couperet est tombé il y a quelques jours, lui donnant raison. Il se résume en un mot : privatisation.
Privatisation croissante des lieux artistiques
L’affaire n’est pas nouvelle : Jean-Marc Dumontet, patron de JMD Production, a repris le théâtre de Saint-Malo, en janvier 2017, dans le cadre de la délégation de service public décidé par la mairie. Il confie lui-même à Ouest-France la nouveauté du phénomène : « C’est la première fois que nous reprenons un théâtre dans le cadre d’une délégation de service public. La mairie a concédé de gros efforts pour faire bouger les lignes avec plus de spectacles et une offre différente. Elle a pris un risque dans la dynamique artistique et économique. »
De telles initiatives se multiplient, connaissant une singulière accélération depuis le quinquennat de François Hollande, une accélération renforcée sous la présidence d’Emmanuel Macron, comme le montre la décision du maire LR et proche de Valérie Pécresse, Thierry Meignen.
Nous voyons ainsi la municipalité du Blanc-Mesnil investir 1,4 million, agrandir la salle et, soudain, la confier à un tourneur privé dont la seule promesse est que le prix des places ne dépassera pas… 45 euros pour les habitants ! 45 euros, contre 28 euros précédemment (cf. tableau à la fin d’article), dans une ville où beaucoup d’habitants vivent dans une certaine pauvreté. Pour rappel, au Blanc-Mesnil, un foyer fiscal sur deux n’est pas imposable, le revenu net annuel par ménage étant inférieur à la moyenne départementale.
Une méthode : le “star system”
Ce grand œuvre est donc le fruit d’un grand homme : âgé de 61 ans, Thierry Meignen est un chef d’entreprise et le premier maire non communiste du Blanc-Mesnil de l’après-guerre.
Son objectif est de « faire revenir les habitants au théâtre ». Fini le travail de recherche et de création ! Place dorénavant au “star system”, avec l’appui du groupe Soumère dont le fondateur, Jack-Henri Soumère, a travaillé avec Dalida, Charles Trénet, Julio Iglesias, Patrick Sébastien, Claude François, Francis Cabrel… pas précisément des artistes émergents, adeptes du travail de recherche et de création que doit proposer le service public.
Jack-Henri Soumère n’a ainsi plus qu’à mettre en œuvre sa méthode : Julien Clerc pour l’ouverture en janvier, Dany Brillant le 8 février, Christophe Willem en mars, Francis Cabrel le 6 avril, ou encore Anne Roumanoff le 7 mai. Et l’article du Parisien d’évoquer le théâtre de boulevard, un ballet (un seul, ouf !, il ne faudrait pas redevenir “sélectif”), des comédies musicales (Jack-Henri Soumère a racheté le théâtre Mogador en 1999, avant de le revendre au groupe Stage Holding six ans plus tard), des spectacles en lien avec le programme des élèves…
Remplir, avant toutes choses…
Pourquoi un tel revirement ? Thierry Meignen l’explique par le manque de fréquentation du lieu : « Quand j’ai été élu maire en 2014, le théâtre ne fonctionnait pas bien. On atteignait parfois les 20 % de taux de remplissage. » Que ce lieu doive revoir sa programmation, peut-être ; qu’il travaille toujours plus à tisser des relations entre les habitants de la ville, en favorisant les rencontres entre personnes, entre publics, les faisant converger notamment vers ce lieu, sans doute.
REMPLIR ! Soit. Tel est le critère de notre monde contemporain : prosternons-nous devant la sainte croissance des spectateurs… Plus question de dignité, osons la juxtaposition. Il faut que tous les sièges soient occupés, et peu importe que les personnes se parlent.
REMPLIR ! Soit. Cet objectif au rabais, lié à celui de la liberté effective des personnes humaines, aurait pu aboutir à repenser la traditionnelle politique culturelle publique à partir d’un dialogue avec les habitants, d’une concertation constructive et collective. Nous évoquons ici ces fameux droits culturels que la loi met en exergue mais que peu d’élus prennent le temps de comprendre et de mettre en pratique. En repensant le lieu à partir des droits culturels, les habitants se seraient réellement réapproprié la structure…
Mais non, cela demande du temps, une capacité de dialogue et d’écoute. Ce n’est apparemment pas la conception d’un chef d’entreprise tel que Thierry Meignen. Il faut aussi de la rentabilité, du moins « l’équilibre financier du projet » ainsi que l’énonce Jean-Marc Dumontet lui-même, qui organise notamment à cette fin « des réceptions pour des entreprises ».
Public / Privé : vers la fin de toute raison d’être au ministère de la culture ?
Il semble que ce phénomène n’en soit qu’à ses prémices. Il avait été clairement annoncé, le 14 juillet 2017, par Régine Hatchondo, la directrice du théâtre au ministère de la culture : « Quand vous me parlez d’argent, vous ne me faites pas rêver… Heureusement que j’ai autre chose que vous dans ma vie… Votre modèle économique est à bout de souffle. Et puis il va falloir quand même penser à faire tomber le mur de Berlin entre vous et le théâtre privé. »
Public et privé doivent ainsi, selon Régine Hatchondo, être solidaires autour d’un projet de bon sens et peu coûteux. Et de donner une méthode : les spectateurs du théâtre public paieront leur place un euro de plus pour alimenter une caisse mutuelle qui sauvera de la faillite les théâtres privés.
Certes, Régine Hatchondo a depuis fait son “mea culpa” à la suite de la levée de boucliers orchestrée par les CDN. Doc Kasimir Bisou n’a pu néanmoins s’empêcher de constater dans cette proposition la trahison de la mission fondatrice du ministère de la culture : « réduire le ministère à un régulateur de marchés, c’est abandonner l’enjeu culturel du progrès durable », écrivait-il. C’est tout simplement mettre fin à la raison d’être du ministère lui-même.
Ce n’est pas la nomination de Franck Riester qui nous rassure, même s’il importe de lui laisser faire ses preuves, sans le condamner d’emblée. Reste que s’il est l’auteur, avec Daniel Colling et Alain Chamfort, d’un rapport proposant la création d’un Centre national de la musique en 2011, il est surtout connu pour avoir été rapporteur du projet de loi controversée lié à la création sur internet, Hadopi. Sans parler d’interventions pour le moins curieuses sur le sens de l’audiovisuel public, comme en témoigne la vidéo ci-dessous.
Pas de quoi, a priori, en faire un ministre susceptible de comprendre les enjeux et les besoins du monde artistique et culturel, à l’heure où l’irruption de la marchandisation met à mal le service public. Puissions-nous nous tromper…