Tartufes et Zavattas
Auteur dramatique, metteur en scène, comédien, Pascal Adam a commencé sa carrière théâtrale avec Christian Schiaretti au CDN de Reims. En marge de ses activités trépidantes, il enseigne l’art dramatique, depuis 2012, dans un conservatoire à rayonnement régional. Avec un goût prononcé pour le paradoxe et la provocation ironique, il prend sa plume pour vous donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa nouvelle chronique, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
Serge Le Chenadec rejoint sa femme au beach club de La Baule. Claire est en conversation avec un couple américano-allemand vivant à Cardiff, intellectuels souriants, cultivés, préoccupés par les droits de l’homme, le sort du monde, sans oublier l’avenir professionnel de leurs enfants. Et c’est au moment où l’Américain Andrew confie sa joie d’aller écouter le soir même trois concertos pour hautbois de Telemann que surgit Serge, qui a réussi à dégotter, pour sa famille, quatre places pour le cirque Zavatta ! « A demi-tarif ! Et super bien placés ! »
Ainsi commence, si je résume, le roman L’Homme surnuméraire de Patrice Jean.
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L’homme surnuméraire, c’est d’abord Serge Le Chenadec. Un homme dont sa femme a honte et qui le hait, que ses enfants méprisent ; un homme qui avait cru pouvoir se contenter d’être ce qu’il était : un époux, un père, un agent immobilier. À mesure que croissent haine, honte et mépris, le couple se défait ; un incident stupide convainc même Claire que son mari est pédophile. Il faut dire que celle-ci, encouragée par des amis engagés, travaille à « objectiver son mariage », ce qui revient assez rapidement à transformer en « porc » ce pauvre Serge. « Claire Le Chenadec comprit alors que son cas, qu’elle croyait accidentel, s’inscrivait en réalité dans une série statistique, une évolution historique, un situation « sociétale ». Il y avait des combats à mener, des statues à déboulonner, des vies à sauver. » Cet engagement en faveur des opprimés, femmes, travailleurs irréguliers menacés d’expulsion (je prends dans le roman ces exemples) sont pour Claire une manière de baume narcissique : elle renoue avec l’ambition de s’élever, intellectuellement (ce qui est rigolo) et socialement (ce qui est possible).
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Dès le second chapitre, nous comprenons que le précédent était « en réalité » le début d’un roman, lui aussi intitulé L’Homme surnuméraire, d’un dénommé Horlaville, dont le principal sujet est l’éclatement de la famille Le Chenadec ; roman qui va se trouver au centre des préoccupations des personnages du roman L’Homme surnuméraire de l’écrivain, bien réel, lui, Patrice Jean.
Notre narrateur est maintenant Clément Artois, jeune homme lettré mais sans emploi ni diplôme, dont la compagne, Lise, débute une carrière universitaire prometteuse.
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Je ne vais pas vous résumer ce beau roman, ni même en faire ce qu’on appelle une critique littéraire (deux choses, principalement, s’y opposent : 1. j’ai lu le livre ; 2. je ne connais pas l’auteur). Je vous en parle parce que je l’ai aimé. Je l’ai même trouvé important. Cette chronique est donc, purement et simplement, de la publicité.
À la fin de ce premier chapitre, je suis allé regarder la date de parution du roman : « Dépôt légal : avril 2017 ». Donc, bien avant – enfin, relativement – la déferlante Weinstein, « balance ton porc », « Me too », etc.
Je ne suis pas au bout de mes surprises : le désœuvré Clément Artois, pour complaire à sa compagne Lise, accepte à contre-cœur un emploi chez Langlois, prestigieux éditeur ; il travaillera au sein d’une collection dite de « Littérature humaniste », où seront caviardés, dans les grands textes classiques, tout ce qui pourrait heurter telle ou telle communauté, qu’elle soit sexuelle, religieuse, politique, etc. Quitte à finir, entre autres prouesses éditoriales, avec un Voyage au bout de la nuit d’une vingtaine de pages !
Avril 2017 : bien avant, donc, les tergiversations de la maison Gallimard à propos de la réédition ou non des pamphlets de Céline.
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Je passe sur les hilarantes descriptions des ridicules mondains et sexuels, d’un cynisme feutré, où se vautrent universitaires et écrivains bien-pensants, dont un « prix Goncourt » et un spécialiste de philosophie allemande formidables, dans ce roman de haute facture, excellent dans sa description d’une réalité sordide, et très réussi dans son architecture et ses mises en abyme – pas moins de trois romans forment ce roman unique.
Mais je ne résiste point à faire état de la défense de son propre état de lettré, par opposition à celui de savant, par Clément Artois : l’amateur, le lettré, le romancier peut-être, est celui qui fait l’expérience sensible du monde, par exemple, des seins de sa petite amie auxquels il peut passionnément se vouer ; le savant, le scientifique, le professionnel, lui, est un très utile radiologue occupé toute la sainte et morne journée à faire des mammographies, à la recherche d’un éventuel cancer. Il s’agit bien de deux manières distinctes, opposées, sans doute, d’appréhender la même réalité : un homme fou des seins de sa femme d’un côté ; une sorte de sociologue du nichon de l’autre.
Sans aucun appui idéologique, et certainement grâce, en partie, à cette absence, Patrice Jean saisit magnifiquement l’époque. Avec tact, avec discrétion, il parvient même à rédimer les ratés, Serge Le Chenadec ou Chantal Beucher, simple dame d’entretien dans une maison de retraite de Mayenne.
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Et le roman, qui s’était ouvert sous le signe de Zavatta, se termine sous le haut patronage du Tartuffe de Molière, dans une scène finale époustouflante – et que, personnellement, je n’avais pas le moins du monde vue venir.
Cette chronique, je le répète, n’est pas une critique littéraire, et n’a pas d’autre but que de vous donner envie de lire L’Homme surnuméraire, de Patrice Jean, aux éditions Rue Fromentin.
Voilà, lisez donc ce roman, et pour cela, restez chez vous.
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