Sylvain Tesson, Vincent Munier et la panthère : où va le blanc de la neige quand il fond ?
Traquer la mythique panthère des neiges à l’invitation d’un photographe animalier, est-ce le véritable objet de la quête de Sylvain Tesson ? Quand l’écrivain baroudeur se rend au Tibet à l’invitation de Vincent Munier, il ignore peut-être ce qui le fait courir. La confrontation avec le Tibet hivernal n’est pas moins âpre que la confrontation à ses propres démons.
L’époustouflant photographe animalier Vincent Munier convie Sylvain Tesson à l’accompagner au Tibet à l’affût de la panthère des neiges. Il lui enseigne l’affût, l’art de rester immobile pour laisser venir à soi l’imprévu. Participent au voyage Marie, cinéaste animalière et fiancée du photographe, ainsi que Léo, informaticien mutique et philosophe. Vincent Munier caracole sur les cimes du Tibet avec un sac-à-dos de quarante kilos ; Sylvain Tesson, le dos en bouillie, porte un sac gros de souvenirs. L’écrivain gyrovague, d’une conversation brillante, court en homme pressé après l’immobilité et le silence. Il reconnaît en Vincent Munier un maître, un homme en qui « l’amour des bêtes avait aboli toute vanité ».
Un dévoilement toujours inattendu
Une seule photographie figure dans le corps de l’ouvrage, celle d’une panthère si bien camouflée qu’elle est invisible aux yeux du photographe au moment où il règle ses focales sur un faucon au premier plan. Vincent Munier ne découvrira la présence de l’animal qu’à son retour chez lui, deux mois après, en regardant à nouveau le cliché. La panthère se trouve à l’arrière-plan, sa tête émerge d’un rocher. On voit ses yeux, son front crénelé, une oreille et demie… Mystère du vivant qui nous voit ; mystère de la vie, mystère du monde animal, côtoyé à notre insu, plus présent au monde que nous-mêmes. Mystère de ces « présences repliées » dira Sylvain Tesson de cette apparition qu’il déploie pour nous.
Cette photographie est l’icône paradoxale du récit. Sylvain Tesson s’échine à décrire les premiers plans d’un voyage ainsi que la quadruple apparition de la panthère, mais est-ce l’objet de sa quête ? Sera-t-il comme l’empereur du conte taoïste qui perd d’une longueur la course contre son écuyer parce qu’il a regardé les autres chevaux au lieu d’épouser le tao ?
Ni les saillies, ni les prises de position à la hussarde ne font le sel de l’ouvrage, mais bien ce qui surgit par la bande, au moment où l’écrivain baisse la garde. Les descriptions de paysage sous un soleil désincarné sont le pendant polaire de la plage algérienne où se produit un meurtre solaire. À 4 800 mètres, le soleil brille sans rien réchauffer, « point stérile dans son palais de glace ». À l’aube, il est une « lame jaune » qui soulève la nuit. Il se lève « allumant les poinçons des montagnes », il ruisselle sur les versants sur la vallée glacière, « immense avenue que la neige ne venait jamais feutrer ». À son rendement absolu, c’est une « tête d’épingle dans le néant », un « soleil de sanatorium ».
Souveraineté dans le présent
Quand la panthère apparaît, elle se décalque dans l’imaginaire de l’auteur. Chacune de ses apparitions diffracte le souvenir de femmes disparues. Une panthère peut en cacher une autre : la « mère emportée, la fille en allée : chaque apparition me les avait ramenées ». Mais ce sont les yacks sauvages qui ravissent la vedette au félin : totems d’âges sans mémoire, ils demeurent « purs car stables. C’étaient les vaisseaux du temps arrêtés. » L’auteur, qui se dit incapable de se fixer « une direction unique, hésitant entre l’arrêt et le mouvement, soumis à l’oscillation », envie ces « monstres cadenassés dans leur déterminisme et par là-même dotés du contentement d’être ce qu’ils étaient ».
Qu’elle soit yack ou panthère qu’importe, la bête est « souveraine parce que dénuée d’envie de se trouver ailleurs ». La Panthère des Neiges est donc le récit d’un auteur, qui a des foucades pleines de panache et qui fait part à tout moment d’un appel contrarié, urticant, pour une vie sédentaire.
Ce qui échappe à l’auteur, malgré ou à cause de sa lucidité, apparaît camouflé derrière le rocher du récit. L’arrière-plan est ce qui importe par ce qu’il révèle de l’auteur, et de son époque. Quand les vagues médiatiques auront reflué qu’adviendra-t-il de Sylvain Tesson ? Quelle déveine pour l’auteur que ce prix Renaudot ! L’écrivain gyrovague aura-t-il vécu l’affût comme une expérience de plus à glisser dans sa gibecière ou comme le pivot de son existence ? Deux mois ou deux ans après son retour du Tibet, découvrira-t-il comme son ami le fit avec le cliché de la panthère en arrière-plan, l’image manquante, la pièce du puzzle autour de laquelle tout s’ordonne ?
L’affût comme style de vie
Vincent Munier avait proposé à l’écrivain un petit stage vosgien pour lui faire découvrir l’affût avant l’envol pour le Tibet. Dans la forêt des Vosges se trouvent des animaux taciturnes, qui érigent la « distance en vertu » et dont la vie est « monogame et sédentaire ». Sylvain Tesson tourne autour du défi, comme un vieux briscard de félin rôde autour de sa proie : « L’affût était un mode opératoire, il fallait en faire un style de vie. » Un mode de vie stable et local, en contrepoint d’une société qui aura poussé très loin l’art indécent du tourisme consumériste.
Impossible de clore l’article sans évoquer la sidération émerveillée que provoque par ailleurs la contemplation des deux ouvrages de Vincent Munier sur le Tibet – Tibet Minéral Animal et Tibet, promesse de l’invisible –, ainsi que le dilemme qui taraude le photographe animalier. Au combat désespérant, à vue humaine désespéré, pour la sauvegarde du monde naturel, Vincent Munier répond par la fulgurance de la beauté. Il appartient à la race solaire des « émerveilleurs », de ceux pour qui, dans les ténèbres, « il n’y a pas une place pour la beauté, toute la place est pour la beauté ».
Le dilemme est écrit en encre noire sur fond blanc immaculé, à la dernière page du recueil :
« Je comprends la force d’attraction que peuvent représenter certaines images. Mes premiers voyages ont souvent été inspirés par la magie qui émanait du travail d’autres photographes. Les derniers refuges du sauvage méritent, pour pouvoir le rester, qu’on ne cède pas à l’attrait qu’ils exercent sur nous. La passion qui m’anime depuis si longtemps me mène dans une impasse. Il faudrait renoncer. »
Vincent Munier, Sylvain Tesson, chacun de nous, nous sommes confrontés à des choix radicaux, urgents, en réponse à la beauté souveraine du monde. Avant que ne disparaissent la neige et sa magie…
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Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, éditions Gallimard, 2019, 176 pages, 18 €
Vincent Munier, Tibet, promesse de l’invisible, éditions Kobalann, 2018, 120 photos, 164 p., 35 €
V. Munier & S. Tesson, Tibet, minéral animal, éditions Kobalann, 2018, 160 photos, 240 p., 65 €
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Photographie de Une
Sylvain Tesson, 2 octobre 2019 (crédits : Sylvain F. Mantovani / Gallimard)
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