« Story Water » d’Emanuel Gat & Ensemble Modern : la Cour d’honneur à la source
Story Water, une rencontre possible entre la danse et un ensemble de musique ? Emanuel Gat et l’Ensemble Modern succèdent à Thyeste, mis en scène par Thomas Jolly, dans la Cour d’honneur. Dans cette performance, un sentiment d’incompréhension laisse place à une libération que seule la danse, avec ses interprètes, est peut-être capable de nous faire vivre.
Story Water, « une histoire, c’est comme l’eau que tu fais chauffer pour ton bain*. », une eau qui tente de frayer son chemin à travers notre peau imperméable avant de nous emporter dans son mouvement et sa clarté.
Story Water ou une traversée en cinq parties.
- Choregraphy // Chorégraphie
- Music // Musique
- People – En français ? Hmmm
- GAZA
- Dance! // Danse !
Premier mouvement : Chorégraphie
Dans cette première partie, Chorégraphie, titre qui sonne un brin provocateur tant la structure paraît inexistante, nos yeux se familiarisent avec les gestes de ces dix danseurs et danseuses, répartis en deux groupes. Ils glissent d’un danseur à l’autre, comme le mouvement se propage entre ces corps. C’est une succession de gestes, alternant vitesse et lenteur, repos et mouvement, un flux qui circule dont nous sommes encore simple spectateur, essayant de comprendre cette mécanique, ce jeu, ce travail en cours. Ce sont des lignes tracées, des gestes du quotidien affirmés et transcendés. C’est un fourmillement, un tourbillon dans lequel nous pouvons nous perdre sans en saisir l’essence. Ces deux groupes s’amusent ainsi avec leurs propres règles, sans nous inclure. Les regards, intenses sur le plateau, ne nous parviennent pas. Nous acceptons ce jeu mais nous restons extérieurs.
Emanuel Gat, lors des rencontres Recherche & Création de l’ANR, explique son intention : « J’essaie de préserver sur le plateau des danseurs en étape de travail ; le danger, pour moi, c’est que cet état disparaisse et soit remplacé par une chorégraphie fixée, calée, automatisée, et des interprètes qui savent ce qui va se passer ». C’est à cet endroit que nous pouvons trouver nos billes pour comprendre cette première partie, y trouver son ampleur et son importance.
Deuxième mouvement : Musique
Nous poursuivons alors notre chemin vers une deuxième partie, Musique, qui fait éclore une construction, un début d’organisation des éléments furtivement aperçus lors de la première partie. Nous marchons dans un paysage qui nous semble familier sans être complètement connu. Nous ressentons l’intensité du travail fourni sur le plateau, avec ces contraintes, ces règles et sa technique nécessaire. Seulement, nous ne nous sentons toujours pas inclus, les regards restent connectés entre les danseurs mais ne parviennent pas jusqu’à nous.
Ces deux premières parties sont accompagnées de l’œuvre Dérive 2 pour onze instruments de Pierre Boulez. Œuvre difficile d’approche, et difficile à écouter, se mariant cependant avec la présence des danseurs. Nous nous demandons si l’ensemble guide les danseurs ou si ce n’est pas l’inverse. Nous pouvons regretter le manque d’interaction visible entre ces deux groupes sur le plateau, bien séparés dans le dispositif scénique. Il faudra alors se brancher sur une fréquence plus sensible pour recevoir ce dialogue indéniablement présent. Si nous parvenons à discerner cette écoute fine, presque furtive parfois, quelle joie de remarquer soudainement le bras du chef d’orchestre en accord parfait avec le mouvement d’un danseur.
Et soudain, le silence. Après 45 minutes, pouvant parfois être laborieuses à écouter et regarder, nous apprécions ce moment de répit, les corps des danseurs continuent de vivre, lentement, simplement. Nous sommes justement capables d’estimer le temps écoulé grâce à un chronomètre clairement posé sur une fenêtre de la Cour, cet indicateur, ce repère, peut-être nécessaire, car on tient, on attend la suite.
« Le sentiment de satiété nous vient
Mais il faut du pain
Pour le provoquer. »*
Troisième mouvement : People
Nous observons Paul Cannon, contrebassiste, s’installer dans l’espace jusqu’à présent dédié aux danseurs. Un nouveau lien possible entre ces deux mondes ? Une première note, et l’œuvre de Rebecca Saunders, Fury II, un concerto pour une contrebasse solo et un ensemble, résonne dans la Cour d’honneur. La troisième partie, People, est déjà commencée. Le travail et la construction se poursuivent, se révèlent, se subliment, toujours avec leurs règles et contraintes. L’immersion du contrebassiste parmi les danseurs amène plutôt un pont visuel, sans provoquer un changement dans l’interaction et le dialogue entre ces deux entités.
Dans les deux premières parties, nous naviguions dans un paysage immaculé, stérile : des costumes ajustés, blancs, conçus par Thomas Bradley, aussi bien pour les danseurs que pour les musiciens, des projecteurs renvoyant une lumière blafarde rappelant celle des hôpitaux ; seule la couleur rouge du chronomètre contrastait dans cette atmosphère, puis, dans la deuxième partie, des bouts de chairs apparents. Grâce au changement de costumes de la troisième partie, toujours blancs, mais maintenant amples, nous trouvons une certaine satisfaction. Au service du mouvement des performeurs, ils apportent une nouvelle dimension, un débordement du cadre instauré. Mais nous ne sommes toujours pas satisfaits, rassasiés.
Quatrième mouvement : GAZA
GAZA. Ce sont des phrases projetées, des faits tape-à-l’œil, probablement pour choquer ou sensibiliser aux problématiques de la bande de Gaza. La musique est puissance, avec des coups de tambours lancés à chaque nouvelle phrase : « Le taux de chômage est de 49 %, et 69 % parmi la jeune génération » ; « 98 % de l’eau à Gaza est contaminée et non potable » ; « 60 % des enfants sont anémiques ». C’est une incompréhension. Pourquoi, soudain, ces phrases, ces données, sont-elles « scandées » ? Nous sommes interloqués, peut-être énervés de ce message politique, après les premières parties que nous avons éprouvées, supportées avec les interprètes sur le plateau. Nous espérons en comprendre la portée et le sens.
Sur cette première heure, une interrogation subsiste : le but de la création lumière. Nous sommes surpris d’un noir soudain et imprévisible, d’un plateau à moitié éclairé où les danseurs sont moins visibles. Mais finalement, n’est-ce pas l’intention d’Emanuel Gat et de Guillaume Février à la direction lumière de nous piquer, de nous provoquer, de nous déranger, pour mieux nous emporter dans une dernière partie où toute crainte disparaîtra ?
« Et jouis de ce bain qui te lave
Avec un secret qui nous est révélé parfois,
Et parfois non. »*
Cinquième et dernier mouvement : Danse !
Finalement, Danse !. C’est une libération, un souffle, un trop-plein d’émotion arrivant instantanément : nous ne pouvons nous contenir après tant de contraintes. L’extase et la joie sont là. Les danseurs reviennent sur le plateau, costumes colorés et contemporains ; ils nous transmettent leurs sourires et leur bonheur de danser. Sur une création musicale commune à Emanuel Gat et l’Ensemble Modern, « FolkDance », nous partageons ce moment de notre siège, mais l’envie de les rejoindre est prégnante. Et nous comprenons, nous acceptons, nous apprécions ce que nous venons d’expérimenter dans son entièreté. Car la danse, comme l’eau, trouve son chemin et les infimes interstices possibles pour nous mouvoir, nous déplacer et nous faire vivre.
« Story Water plonge un regard profond et serein dans l’espace où musique et chorégraphie se rencontrent, intermédiaires offerts vers un espace que chacun pourra arpenter, comme on traverse un jardin. »* Cette phrase pourrait résumer le ressenti à la sortie du spectacle, une sensation qui restera et continuera à s’infuser en nous. Pour recevoir ce cadeau, il faudra être patient, attendre les dernières minutes de cette performance, et ainsi éprouver la puissance et la force de Story Water.
* Extraits de The Essential Rumi Coleman Barks, et de la note d’intention.
Spectacle : Story Water
- Création : 19 juillet 2018 dans la Cour d’honneur du Palais des papes (Avignon)
- Durée : 1h20
- Public : à partir de 15 ans
- Chorégraphie, scénographie et lumière : Emanuel Gat
- Avec Thomas Bradley, Péter Juhász, Zoé Lecorgne, Michael Löhr, Emma Mouton, Eddie Oroyan, Karolina Szymura, Milena Twiehaus, Sara Wilhelmsson, TingAn Ying
- Musiciens : Saar Berger (cor français), Jaan Bossier (clarinette), Paul Cannon (contrebasse, soliste Fury II), Eva Debonne (harpe), David Haller (percussion), Christian Hommel (hautbois), Stefan Hussong (accordéon), Megumi Kasakawa (alto), Michael M. Kasper (violoncelle), Giorgos Panagiotidis (violon), Rainer Römer (percussions), Johannes Schwarz (basson), Ueli Wiget (piano)
- Musique : Pierre Boulez, Emanuel Gat & Ensemble Modern, Rebecca Saunders
- Chef d’orchestre : Franck Ollu
- Collaboration lumière : Guillaume Fevrier
- Costumes : Thomas Bradley
- Son : Norbert Ommer
- Effets électroniques live : Felix Dreher
Crédits de toutes les photographies : Julia Gat et Christophe Raynaud de Lage
En téléchargement
Tournée
– 19-23 juillet 2018 : Cour d’honneur du Palais des papes (Avignon)
– 9 septembre 2018 : Beethovenfest, Bonn (Allemagne)
– 7 et 8 novembre : Frankfurt LAB, Francfort (Allemagne)
– 14 et 15 décembre : deSingel campus international des arts, Anvers (Belgique)
– 9 au 13 janvier 2019 : Chaillot-Théâtre national de la danse, Paris (France)
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