“Souvenirs d’un acteur” de Charles Dullin : noblesse du comédien
Disciple de Jacques Copeau et maître de Jean Vilar, Jean-Louis Barrault, Alain Cuny ou encore de Madeleine Robinson, le comédien et metteur en scène Charles Dullin a profondément marqué le théâtre de son temps. Quelle heureuse idée des Éditions de la Coopérative de publier enfin dans leur intégralité ses notes de travail ! Un livre qui rend toute la noblesse et la vérité du comédien.
Les Éditions de la Coopérative ont eu l’heureuse idée de publier pour la première fois dans leur intégralité les notes de travail rédigées par Charles Dullin (1885-1949) qui fut l’un des plus grands acteurs et metteurs en scène français du XXe siècle.
Compagnon de Jacques Copeau lors de la création du Vieux-Colombier, il dirigea le théâtre de l’Atelier à Montmartre. Comédien familier du théâtre élisabéthain (des photographies le montrent dans le rôle du Roi Lear et du Volpone de Ben Jonson), il fit aussi une grande carrière au cinéma, sous la direction, notamment, de Jean Delannoy, Claude Autant-Lara ou Henri-Georges Clouzot. Que l’on se souvienne ainsi de la façon dont il campe à la perfection, suscitant le malaise et le dégoût, le vieillard lubrique et obséquieux de Quai des Orfèvres !
L’idée d’éditer l’ensemble des notes de travail rédigées par Charles Dullin est d’autant plus heureuse que le livre comporte un grand nombre de photographies montrant l’acteur dans ses différents rôles. Le comédien y est saisissant de présence et d’intensité, semblant entré tout entier dans celui qu’il doit incarner. Le soin mis au costume et aux différents apprêts, l’attention accordée aux expressions, à la pose, au geste et au regard témoignent d’une longue étude et d’un long investissement par le personnage. De ce travail et de cette réceptivité ressort véritablement le personnage, avec toute l’évidence de sa présence.
Mais Charles Dullin ne fut pas seulement comédien, directeur de théâtre et acteur de cinéma. Il fut aussi, au Conservatoire d’art dramatique de Paris, un maître dans l’enseignement de l’art du comédien, le transmettant à de très nombreux élèves dont plusieurs devinrent célèbres et surtout magnifiques, parmi lesquels Jean Vilar, Jean-Louis Barrault, Alain Cuny ou encore Madeleine Robinson.
C’est à cet enseignement que sont essentiellement consacrés les textes réunis par les Éditions de la Coopérative et c’est cela qui fait leur valeur et leur immense intérêt pour tous ceux qui s’intéressent à l’art du comédien, que ce soit pour l’apprendre et le pratiquer ou simplement pour le comprendre et l’apprécier. Et, comme le montrent ces notes de travail, cet art est un art complet, il exige un métier complet car s’il lui faut une formation et des exercices, il s’épanouit aussi dans la liberté de l’instinct.
Au fond, ce qu’enseigne le maître, c’est que le métier de comédien ne s’apprend pas séparément du métier d’homme. Car l’homme fait le comédien autant que le comédien fait l’homme.
Le comédien et ses qualités
Qu’a retiré Charles Dullin de sa vie de comédien, qui commença à Lyon par le mélodrame, avec ceux qu’il appelle « les brûleurs de planches », Lyon où il se fit connaître dans le rôle de Smerdiakov, le fils naturel et parricide des Frères Karamazov ? Que l’art du comédien repose sur des techniques, diction et respiration, et qu’il se déploie dans le regard et dans le jeu.
La diction d’abord : le comédien doit, selon Charles Dullin, lire d’abord le texte de l’auteur en prenant son « point d’appui sur les consonnes » – quitte à exagérer cette percussion des consonnes « comme un bègue » – sans s’occuper des voyelles. Il faut mastiquer les consonnes et se reposer sur les voyelles. Il faut aussi travailler sa voix sans la travestir : « Ta voix doit conserver son caractère. Elle aura à extérioriser les mouvements de ton âme », écrit-il à l’intention de ses élèves. C’est pourquoi l’élève-comédien doit étendre son registre vocal et donner de l’ampleur à sa voix « sans la déformer ».
La respiration ensuite, qui constitue à vrai dire la base d’une bonne diction : elle doit être sentie et accueillie comme un intérieur fleuve de vie, « une source limpide, une petite divinité dispensatrice de bons offices, qui anime tout ce qui vit, de la naissance à la mort ». Elle est à la parole ce que la ponctuation est au texte écrit. Le comédien doit se rendre maître de sa respiration et « passer de la respiration abdominale et intercostale à la respiration de la poitrine » afin de donner l’impression qu’il ne s’interrompt jamais pour reprendre haleine.
Le regard du comédien doit lui, durant la représentation, s’élever vers et « se régler » sur les balcons, plutôt que de plonger dans l’orchestre. Quant au jeu, il est ce qui distingue le comédien du simple récitant : le premier « joue les situations » quand le second ne fait que les expliquer. Le jeu est le déploiement plénier de l’intelligence du comédien : « S’il [le comédien] est bête, il joue bêtement, parce que le fantôme [le personnage] qu’il s’est créé sera lui-même bête et qu’il s’imposera bête comme il est, tandis que si le comédien est intelligent, il aura projeté un fantôme intelligent qui lui parlera un langage choisi. »
Là est le cœur du métier : le comédien doit être intelligent, pourvu non pas (seulement) d’une intelligence et de connaissances livresques et cérébrales mais d’une intelligence de cœur et de vie, d’une intelligence de l’âme qui tire son authenticité, sa sincérité, de l’expérience et de la sensibilité, de l’instinct qu’elles ont nourri. Se pose et s’impose ainsi « la question de l’éducation préalable de l’acteur et de l’homme ».
L’homme-acteur
En effet, « plus il sera riche de réflexions et de connaissances, cet homme-acteur, plus son jeu nous apparaîtra sensible et profond ». C’est l’une des réflexions essentielles du maître : le métier d’homme et le métier de comédien s’apprennent et se développent ensemble. Bien plus, s’adressant à son élève, Charles Dullin affirme, de façon de prime abord paradoxale et déroutante, que le vrai danger « est dans le manque de sincérité vis-à-vis de toi-même, dans l’absence d’“une vie intérieure” ».
Se connaître, connaître la vérité de (et sur) soi est indispensable si l’on veut ensuite pouvoir connaître l’autre qu’est le personnage, connaître la vérité sur lui et savoir ainsi la manifester, la représenter, l’incarner.
Et précisément, être soi, c’est être plus que la somme de ses connaissances, c’est pouvoir les mettre au service de son instinct, non pas un instinct primaire et purement pulsionnel mais cet instinct qui est la synthèse harmonieuse des qualités intellectuelles et sensibles.
Se souvenant qu’il avait été, au début de sa carrière, qualifié d’« acteur intelligent », ce qui selon lui était « un reproche grave sous son aspect plutôt flatteur », Charles Dullin affirme ainsi que depuis ce temps-là, aussi bien comme acteur que comme metteur en scène, il s’est « efforcé de ne jamais laisser le sens critique et l’intelligence prendre le pas sur l’instinct ».
Un effort qui fait sans doute la noblesse et la vérité du comédien.
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Charles Dullin, Souvenirs d’un acteur, Éditions de la Coopérative, 2020, 160 p., 19 €.
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