“Sidérations” de Richard Powers : l’empathie, arme de sauvegarde massive
Comment nous sommes-nous à ce point égarés et nous est-il encore possible de faire marche arrière ? Ce sont les questions que pose le bouleversant et puissant dernier roman de Richard Powers, Sidérations, paru chez Actes Sud. L’auteur y aborde ses thèmes de prédilection – l’écologie, la paternité, les neurosciences et la santé mentale – et disserte avec poésie et humour sur la dichotomie bien/mal. Éblouissant.
Le big bang
Theo rencontre Alyssa dans la salle d’informatique du campus. Il est en fin de doctorat en astrobiologie, elle termine des études de droit avec une spécialisation en droit animal. Elle est rousse, menue, athlétique, il n’en revient pas d’avoir « rencontré quelqu’un qui aimait randonner comme on aime dormir » et qui, cerise sur le gâteau, rit à ses blagues ; une jeune femme qui « était qui elle devait être en ce monde sans jamais se soucier de ce que ça signifiait ». Comme l’écrit Neruda, poète préféré de Theo, elle est « petite mais planétaire », une description parfaite pour la compagne d’un spécialiste des étoiles.
La passion de Theo lui a été inoculée à l’université publique par la professeure Katja McMillian dont il a suivi le cours de biologie.
« Il y avait des créatures qui à mi-vie se réagençaient à en devenir méconnaissables. Des créatures qui percevaient les infrarouges et les champs magnétiques. Des créatures qui changeaient de sexe en fonction des promesses du voisinage, et des cellules isolées capables d’action collective par consensus sensoriel. Cours après cours, une révélation se dessina : les récits de SF d’Astounding Stories faisaient pâle figure comparés à la professeure McMillian. »
Elle lui ouvre véritablement les portes de l’Univers, Theo sera payé pour découvrir si nous sommes seuls ou entourés de voisins insensés.
« La vie que nous avions découverte dans les régions les plus hostiles de la Terre pouvait tout aussi bien prospérer dans tant de régions qui surgissaient à présent d’un bout à l’autre de l’espace. »
Theo et Alyssa se complètent à la perfection, il a la tête dans les étoiles, elle a les pieds bien ancrés sur terre, fer de lance de la croisade pour la cause animale. S’invite dans leurs vies un événement qu’ils n’auraient pas choisi au pire moment de l’avancée de leurs carrières respectives, un improbable coup de dés, l’échec du contraceptif. Finalement, Robin est un incontestable cadeau – « Si Aly et moi avions eu le choix, la plus grande chance de ma vie – ce miracle qui me permit de tenir quand toute la chance du monde s’effondra – n’aurait jamais existé, même dans mes modèles les plus fous. »
Tectonique émotionnelle
Robin a une tignasse châtain-roux comme Alyssa, l’esprit rebelle, le scepticisme radical. Il est tellement elle, tellement lui. C’est un gamin à part, hypersensible, renfermé, dont les propos sont des énigmes pour tout le monde à l’exception de son père. À l’âge de sept ans, son monde explose, Robin part en douleur à la mort de sa mère dans un accident de voiture, suivie de peu par celle de son chien bien-aimé mort d’égarement. Faut-il d’autres motifs à ses troubles du comportement ? Autant de causes sur lesquelles les enseignants cherchent à mettre le doigt et contre la bêtise desquels Theo se bat.
« Je n’ai jamais cru aux diagnostics posés sur mon fils. Quand une pathologie se voit attribuer trois noms différents en autant de décennies, quand elle exige deux sous-catégories pour rendre compte de symptômes résolument contradictoires, quand en l’espace d’une génération elle passe de l’inexistence au statut de maladie infantile la plus diagnostiquée du pays, quand deux médecins veulent à eux seuls prescrire trois traitements différents, c’est qu’il y a un problème. »
Richard Powers, par la voix de Theo, se questionne sur la surmédication des enfants, l’absurdité d’étouffer plutôt que de comprendre, de catégoriser à tout prix – « bizarrement, dans le ‘‘Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux’’, il n’y a pas de nom pour la tendance compulsive à diagnostiquer les gens. »
Robin n’est jamais aussi heureux que quand il part à l’aventure avec son père, au cœur des Smoky Mountains, là où sa curiosité se gave, là où il trouve un apaisement. Theo aime que son fils soit extraterrestre, être le père « d’un gamin dont l’animal favori, indétrônable depuis trois ans, était le nudibranche. Le nudibranche est trop sous-estimé », un garçon « si ingénu que ça crispait ses condisciples trop snobs ». À son fils qui s’inquiète du silence d’une galaxie qui doit grouiller de civilisation, ayant l’intuition du Paradoxe de Fermi, Theo invente des mondes, des exoplanètes plus incroyables les unes que les autres.
« Elles ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers des immensités. Toutes deux en quête de faits hors de portée. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites. Toutes deux sont rappelées à la modestie d’un mois à l’autre. Toutes deux fonctionnent sur l’ignorance. Toutes deux butent sur l’énigme du temps. Toutes deux repartent sans cesse de zéro. »
Pour calmer les autorités scolaires et protéger son singulier petit homme en porte-à-faux avec le monde, Theo se tourne vers un ami d’Alyssa, Martin Currier, éminent scientifique qui travaille sur une méthode non-invasive de neurosciences appelée le « neurofeedback », vantée comme étant la panacée pour toutes sortes de troubles psychiatriques, pour la prise en charge de la douleur et des TOC. En clair, une intelligence artificielle connecte l’activité cérébrale spontanée d’un sujet à un modèle préenregistré de personnes qui sont parvenues à un haut degré d’équilibre pour qu’elle s’aligne sur ce dernier ; le sujet reçoit une affinité avec un état émotionnel précis qu’il apprend à reproduire. Imaginez « un monde où la colère d’une personne est apaisée par le calme d’une autre, où vos terreurs intimes sont dissipées par le courage d’autrui, et où on peut se former à chasser la douleur aussi facilement qu’à jouer du piano. Nous pouvons apprendre à vivre ici, sur Terre, sans avoir peur. »
Robin est relié au modèle de sa mère. Les résultats sont surprenants : il devient plus prompt à rire, plus lent à s’enflammer, plus malicieux face aux contrariétés, il pense et réagit comme sa mère, son empathie s’est accrue. La science le sait, l’imaginaire peut transformer nos cellules pour de vrai. Robin se lance dans la défense des animaux, s’étonne de ce que les gens aient tant de mal à voir ce qui se passe. Il y a sur notre planète des « systèmes de souffrance invisibles, à des échelles inimaginables. La solution finale des appétits humains. »
Le programme de Currier sera malheureusement interrompu, une expertise étant exigée par le Département de la Santé et des Services sociaux qui craignent que les « procédures ne violent l’intégrité, l’autonomie et le caractère sacré » des sujets de recherche. Or, ces mêmes instances ne rechignent pas quand il s’agit d’usage abusif de psychotropes – ironie mercantile ? Robin régresse à une vitesse stupéfiante, ce qui l’effraie. S’il perd son esprit affûté, même sa lumière s’éteignant, il continue à chercher à voir.
« Face à la ruine qu’était globalement le monde, une empathie accrue entraînait une souffrance plus profonde. La vraie question, ce n’était pas pourquoi Robin dégringolait. C’était pourquoi nous restions, nous autres, si absurdement optimistes. »
Le monde comme il va
Nous restons optimistes comme si demain devait être un clone d’aujourd’hui. Le monde décrit par Richard Powers est celui d’un futur proche gangrené par la surmédicalisation, l’ignorance – souvent consentie, voire complice – et une démocratie à bout de souffle, « ce monde était devenu une chose qu’aucun écolier ne devrait être autorisé à découvrir ».
« À ce stade tardif de l’histoire du monde, tout n’était que marketing. Les universités étaient contraintes de développer leur marque. Toute action charitable devait battre tambour. Les amitiés se mesuraient en partages, en likes, en liens. Poètes et prêtres, philosophes et pères de jeunes enfants : nous étions tous engagés dans un business total et sans fin. »
L’auteur, citant Carl Sagan – scientifique et astronome américain –, nous rappelle que « nous donnons un sens à ce monde par le courage de nos questions et la profondeur de nos réponses », en raison de cette fondamentale question : « Qu’est-ce qui est plus grand, l’espace du dehors ou celui du dedans ? »
Sidérations est un plaidoyer plein de compassion et de tendresse pour une reconnexion au monde qui nous entoure ; il y a un Univers à explorer, certes, mais notre monde à sauver en priorité. Il interroge notre relation au vivant et nous en montre les beautés à trouver dans la simplicité d’un regard. C’est le roman d’un humaniste, peintre de notre temps, qui rêve d’un éveil des consciences, un combat qu’il mène au fil de son œuvre. Richard Powers milite pour un retour au calme, à la lenteur, l’immobilité comme un envol, loin des passions de l’ego, un pas vers l’authenticité qui nous aiderait à nous extraire d’un trop-plein de confusion, de sidérations – au sens de « anéantissement soudain des fonctions vitales sous l’effet d’un violent choc émotionnel » (Le Robert). À l’image de Robin qui a neuf ans, « l’âge du grand tournant. Peut-être le genre humain est-il un enfant de neuf ans : pas encore mûr, mais déjà moins gamin. Raisonnable en apparence, mais toujours au bord d’une crise de rage. »
Richard Powers nous fait voyager entre l’intime et l’infiniment grand, nous parle d’écologie et réussit à rendre les sciences pointues sexy. Il s’attache à l’amour filial, la transmission, l’enfance et ses mystères et défend, avec conviction et poésie, la vie, à savourer et protéger, sans vouloir sans cesse la corriger puisque nous sommes et resterons merveilleusement imparfaits – « Chacun de nous est une expérience en soi, et nous ne savons même pas ce qu’elle est censée tester. »
« Puisqu’il est vrai qu’une fois toute haine chassée
L’âme recouvre enfin l’innocence première
Et apprend qu’elle est à elle-même sa joie
Sa paix et sa terreur,
Et que sa douce volonté est la volonté du Ciel ;
Elle peut, même entourée des regards noirs du monde
Des hurlements de tous les vents du monde
Même dans l’explosion de tous les vieux soufflets du monde,
Connaître encore le bonheur. »
(YEATS, Une prière pour ma fille)
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Richard Powers, Sidérations, traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, Actes Sud, 400 p., 23 €
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