Sèdjro Giovanni Houansou : “J’écris sur la langue pour affronter la marginalisation”
Au cœur de Lomé, le dangereux quartier de Katanga vit la répression policière et les projets politiciens d’urbanisme : une jeune génération tente de s’élever contre ces injustices. Tel est le thème de la nouvelle pièce de l’écrivain béninois Sèdjro Giovanni Houansou, qui sera présentée au prochain FLIRT, festival consacré aux écritures contemporaines. Entretien avec un auteur qui place la « philosophie du visage » au cœur de sa création littéraire.
La deuxième édition du Festival des lectures itinérantes et rencontres théâtrales (FLIRT), dont Profession Spectacleest partenaire, aura lieu à Paris du 10 au 15 janvier 2022. L’événement met à l’honneur six pièces récentes à travers des mises en lectures, des rencontres thématiques avec les auteurs et les autrices, des ateliers d’écriture, ainsi qu’une édition numérique accessible en ligne pendant le festival.
C’est dans ce cadre que la pièce Il pleut des humains sur nos pavés sera présentée à Paris, le lundi 10 janvier à l’Étoile du Nord. Son auteur, Sèdjro Giovanni Houansou est né en 1987 au Bénin. Il est l’auteur de plusieurs pièces, dont Courses au soleil et La Rue Bleue. Son texte Les Inamovibles, édité chez Théâtre Ouvert, est lauréat du prix Théâtre RFI 2018, bénéficiaire de l’aide à la création ARTCENA 2019 et lauréat du prix Bernard-Marie-Koltès des lycéens 2021.
Rencontre.
Comment résumer Il pleut des humains sur nos pavés en quelques mots ?
C’est l’histoire d’un quartier que le gouvernement tente de raser mais qui résiste à travers de jeunes hommes et femmes. Leïla, une artiste européenne, arrive à Lomé pour préparer une exposition et se retrouve dans ce quartier nommé Katanga en suivant son sac volé. Non loin d’ici, un couple de parents est en déliquescence car le père ne supporte plus le mutisme de leur fille. Celle-ci disparaît et rejoint son petit ami dans le quartier katangais. Elle, Adé, va y vivre l’assassinat de son amoureux par la police, en représailles du meurtre de l’un des leurs.
Quelle est la genèse de cette pièce ?
J’ai été invité à Lomé pour écrire sur des lieux significatifs de la ville. Je travaille habituellement sur l’humain et sa relation avec les territoires géographiques et affectifs. On m’a parlé du quartier de Katanga, en bordure de mer, non loin du port autonome et sa réputation dangereuse m’a interpellé. J’ai alors demandé à visiter ce lieu et je suis allé dans des endroits insoupçonnés, dans lesquels mon guide avait peur. Je n’étais pas effrayé car, lorsque j’étais plus jeune, j’ai étudié dans un quartier similaire et je me suis fait des amis parmi les « délinquants ». À cette époque, j’ai compris quelque chose d’important sur l’expression et la langue. D’ailleurs, j’ai écrit en 2016 La rue Bleue, pièce se déroulant dans un quartier dangereux de Cotonou, appelé Zongo.
Une fable sur la langue qui s’écrit notamment par le biais du mutisme d’un des personnages principaux…
En arrivant dans un quartier comme Katanga, on arrive en conquérant, on pense qu’on a la meilleure langue de la terre. On ne fait pas attention à comprendre. On estime qu’on est du bon côté de la loi, de la sagesse, et on a tendance à marginaliser les gens qui sont en face. Or, je pense que lorsqu’on fait l’effort de comprendre la langue des autres, on n’a plus d’ennemi. J’écris sur la langue en tant que moteur de cohésion, pour affronter la marginalisation. C’est ainsi que j’ai imaginé le personnage d’Adé, une adolescente muette incomprise par son père, marginalisée dans la société et au sein même de sa famille. Associée à la langue, la seconde base de la pièce est la philosophie du visage. Dans un quartier comme Katanga, il se dit que si tu es tendre et compréhensif, on va te faire du mal. « C’est parce que nous avons le visage tendre qu’on peut regarder à travers. » Si tu as quelque chose de sévère, de méchant, sur la figure, les gens auront peur et ne pourront pas « regarder dans la figure », c’est-à-dire te marcher dessus. Ce qui fait que, pour s’en prémunir, les gens finissent par s’inventer eux-mêmes le visage de la violence.
La pièce s’ouvre sur la disparition d’Adé. Lorsqu’on la retrouve, c’est le quartier qui disparaît. De quoi Adé est-elle le symbole ?
Son parcours est une révélation de la grande partie des personnes qui peuvent parler mais que la société contraint au silence ou n’écoute tout simplement pas. Aujourd’hui, on assiste à une profusion de prises de parole par les réseaux sociaux mais cela a peu d’effet, ou du moins pas l’impact que cela devrait avoir. Cette profusion entraîne une banalisation. Ainsi, des choses essentielles finissent par rentrer dans la case des choses dispensables. Adé est le symbole d’une prise de parole sans les mots, elle ouvre la voie aux autres personnages pour s’emparer de leurs moyens d’actions. C’est grâce à la présence d’Adé que Leïla revient dans le quartier, quatre ans plus tard, pour présenter son exposition. Adé, restée par amour au cœur du danger, montre que dans le champ de ruines, il peut y avoir une rose. Elle est celle qui porte l’image de l’amour en plein cœur de la guerre.
Quelle est la vie de ta pièce, au plateau et ailleurs ?
Elle a été jouée récemment aux Zébrures d’Automne des Francophonies de Limoges. J’espère que de prochaines dates seront programmées. Une lecture aura lieu le lundi 10 janvier à l’Étoile du Nord à Paris. Pendant le FLIRT, elle sera aussi à lire en ligne dans une édition numérique accessible via le site internet ; quelques exemplaires ont été édités dans la micro-édition du festival.
Quels sont tes projets en ce moment ?
Je travaille sur plusieurs choses. Après Les Inamovibles, j’ai écrit une autre pièce qui s’appelle Les Envahi·e·s. Elle est en veilleuse, je ne l’ai encore fait lire à personne. Je travaille actuellement à une troisième pièce qui composera un ensemble avec les deux précédentes : elle se nommera Les Incarné·e·s. Pour ce projet de fiction à partir de la mémoire de l’esclavage, j’ai reçu le soutien du CNL et serai en résidence à la Maison des Écritures de La Rochelle. Aussi, je travaille sur une commande de pièce pour Florent Siaud et la compagnie Songes turbulents, qui sera jouée du 10 au 14 janvier à Paris, au théâtre de la Villette. J’ai par ailleurs écrit une pièce qui explore un peu la thématique du pouvoir, Que nos enfants soient des gens : c’est une commande du festival Africologne ; je vais en proposer la création aux Récréâtrales, à Ouagadougou. Parallèlement, je suis investi dans la mise en place de l’Artirium, projet d’une plate-forme numérique destinée à la transmission des techniques de création, qui sera en ligne en février 2022.
Propos recueillis par Annabelle VAILLANT
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Programme complet, lectures et inscription : festival FLIRT
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Photographie de Une : Sèdjro Giovanni Houansou (DR)