Scandale à l’Opéra national de Bordeaux : « Cachez ces détournements que l’on ne saurait voir… »
Cinq ans… Plus de cinq ans depuis les révélations – en avril 2012 – de cet improbable détournement de fonds, orchestré pendant près d’une décennie par la régisseuse Corinne Auguin ; celle-ci a depuis été condamnée à trois ans de prison ferme, en janvier 2016. Fin de l’histoire ? Malheureusement non. Des graves dysfonctionnements pointés par la Chambre régionale des comptes à la toute récente convocation de l’ancienne direction par la Cour de discipline budgétaire et financière à Paris… Retour sur une impunité durable.
Quand le politique s’empare du sujet culturel, l’argent public devient vite source de conflits et d’âpres négociations… Pas une semaine ne passe, dans un contexte de resserrement global des budgets, sans que la culture ne soit d’une manière ou d’une autre remise sur l’autel de la rationalisation économique. L’opéra, s’il n’échappe pas à ces pressions, peut parfois donner l’impression de tirer son épingle du jeu ; peu de responsables politiques oseraient remettre en question la nécessité d’une scène classique, riche et profuse. C’est heureux. Mais quand d’autres subissent violemment l’assèchement des aides publiques à la faveur d’un « entrepreneuriat culturel », est-on en droit de demander des comptes – littéralement – au sacro-saint opéra, figure « d’excellence » culturelle et pilier de nos institutions musicales ?
À Bordeaux, la dernière crise commence en 2012 quand, à la stupeur générale, il est révélé que l’Opéra a été la victime d’un détournement de fonds de près de 2,5 millions d’euros, étalé sur une décennie et commis par Corinne Auguin, régisseuse en charge des avances et recettes, ainsi que du paiement des intermittents. L’histoire pourrait relever du fait divers, à classer dans les archives de Sud-Ouest, si la somme n’était si imposante, si l’étalement des fraudes n’avait pas tant duré, sans contrôle aucun.
Une sinistre affaire aux multiples rebondissements
On ne plaisante pas avec l’argent public. Cette maxime étant appliquée avec zèle à bien des endroits, la question s’impose : comment est-il possible que tous les contrôles effectués par la Trésorerie, par la Chambre régionale des comptes (CRC), soient passés à côté d’un tel détournement, à de si multiples reprises ? Alain Juppé a dû avoir bien du mal à expliquer la situation à Aurélie Filippetti, lorsque l’ex-ministre de la culture s’est enquise de l’affaire…
Très vite, l’événement devient le prétexte d’une confrontation institutionnelle entre l’Opéra et la Cour des comptes. Cette dernière balaie l’explication de l’Opéra – invoquant la complexité de la méthode utilisée par Corinne Auguin –, arguant qu’une simple vérification en interne des lignes de dépenses aurait permis de détecter de nombreuses anomalies. S’ensuivent plusieurs rapports assassins pour la trésorerie de l’Opéra ; un audit réalisé par la société KPMG sur commande de la mairie de Bordeaux révèle par exemple « des pratiques différentes selon les services pour les contrôles du temps de présence, la multiplicité des logiciels de saisie non-reliés entre eux et rendant tout contrôle global particulièrement contraignant ».
L’enquête pénale enfonce le couteau dans la plaie, dénonçant une absence « quasi-totale de contrôle interne concernant la régie des avances et recettes ». L’Opéra renvoie alors la balle à la Trésorerie, qui n’a effectué aucun contrôle depuis… 2004 ! Les deux partagent effectivement une obligation de contrôle. Un contrôle qui aurait pu s’avérer simple, au vu des « libellés fantaisistes » et des dépenses en espèces dépassant les plafonds réglementaires… Les magistrats de la CRC décrivent les comptes de la régie comme un « véritable trou noir » : entre 2009 et 2012, la moitié des mandats étaient dépourvus de tout justificatif, soit 1,6 millions d’euros remboursés sans le moindre contrôle. Un exemple équivoque : en 2009, l’affrètement d’un avion destiné à une tournée de l’orchestre en Suisse est attribué pour une somme de 44 900 euros, sans délibération ni marché public ! Quand le plafond de ce type de dépense est de 2 000 euros pour une régie normale…
Des condamnations et des petites combines
Face à un tel constat, le véritable problème est peut-être dans la réaction des responsables de l’opéra. Le président du conseil d’administration et adjoint municipal à la culture de l’époque, Dominique Ducassou, évacue la question : « On ne change pas les choses, je n’ai pas de remarques particulières ». L’ancien directeur des affaires financières de l’Opéra, sollicité par Sud-Ouest, reste en silence radio…
Depuis l’affaire Auguin, la direction de l’Opéra a changé. Mais le problème ressurgit lorsque trois comptables publics sont déclarés « débiteurs » de 1,8 millions d’euros par la CRC en 2016 : la Chambre les déclare coupables de « ne pas avoir effectué, sur les mandats en cause, les contrôles qui leur incombaient ». Une condamnation que la récente direction de l’Opéra ne souhaite à nouveau pas commenter, sinon par de tristes formules telles que : « On n’est jamais à l’abri de ce genre de chose », « un gros travail est fait pour que cela ne puisse pas se reproduire ».
Une bien laconique analyse au regard de certains cas particuliers pointés par la Cour des comptes : la présidente de l’Opéra, Laurence Dessertine, confrontée à l’existence de 69 formes de « rémunérations accessoires », avec des « modalités de liquidation souvent imprécises ou non écrites », assure avoir « entamé un gros travail de réorganisation au niveau DRH ». Autre cas : celui de ce directeur technique dont le contrat a été prolongé de six mois au-delà de l’âge légal du départ à la retraite, lui permettant la création d’une société de prestation pour continuer à être payé par l’Opéra pendant vingt-deux mois, sans mise en concurrence publique. La présidente « assume car l’opéra était dans l’urgence pour avancer ».
Une impunité qui continue de durer
Prenons un peu de recul. Certes les résultats financiers de l’Opéra de Bordeaux ne sont pas si catastrophiques, avec un excédent de 1,8 millions d’euros ces cinq dernières années, malgré le détournement et le déficit dû à son nouvel auditorium. Toutefois, les réponses de la direction de l’ONB aux questions soulevées par l’affaire révèlent néanmoins le « voile sacré » qui couvre les affaires financières de l’Opéra.
Aujourd’hui, c’est au tour de la Cour de discipline budgétaire de se considérer incompétente pour juger l’ancien président de l’Opéra Dominique Ducassou : elle vient néanmoins de prononcer, vendredi 13 octobre dernier, deux amendes symboliques de 800 et 600 euros à l’encontre de l’ancien directeur général Thierry Fouquet et de l’ancien directeur administratif et financier Gérard Lion ! De petites sommes qui visent à reconnaître leur contribution au « redressement financier de l’opéra »… Exit les responsabilités de contrôle de l’argent public, la justice veut bien fermer les yeux sur les petits arrangements internes, tant que les comptes sont à l’équilibre financier !
« Grande Culture » et grande opacité
N’oublions pas qu’il s’agit de la Grande Culture, celle que nous ont gracieusement léguée Mozart, Beethoven, Wagner… Il serait donc malvenu de parler d’argent, de politique ou de remettre en question le fonctionnement de l’institution à l’endroit des chefs-d’œuvre du classique ! Mais l’histoire est tenace. L’opacité, la confusion des comptes et les relations incestueuses entre l’ancienne mairie et M. Lombard, directeur artistique de l’Opéra dans les années 90, laissent encore à certains un souvenir amer…
Peut-être serions-nous moins regardants si les festivals et les associations de hip-hop, de rock et d’électro bénéficiaient des mêmes largesses de financement public, à savoir 15 millions d’euros, soit 25 % du budget culturel de la ville ! Mais alors que l’on voudrait nous abreuver de « démocratisation culturelle », à coups de chefs-d’œuvre de l’humanité, en justifiant du sérieux et de l’intemporalité de l’opéra et du ballet, certaines de leurs institutions s’avèrent bien légères financièrement et leurs directions, bien insouciantes. Difficile dès lors de continuer à justifier un certain statut d’impunité pour ces arts dits « supérieurs »…
Maël LUCAS
Correspondant Nouvelle-Aquitaine