Ressusciter Saint-Pol-Roux pour approcher le mystère de la poésie
Lydie Parisse et Yves Gourmelon, dans La Mort Rose paru aux éditions Domens, rendent ses lettres de noblesse à Saint-Pol-Roux, poète symboliste tombé dans l’oubli. Au fil de missives-confidences et de scènes hautes en couleurs, nous faisons la connaissance de Rose, sa servante, nous retrouvons celui à qui Vercors, en 1942, a dédié Le silence de la mer et nous approchons le mystère de la poésie.
Paul-Pierre Roux est né le 15 janvier 1861 à Saint-Henry, près de Marseille, dans une famille d’industriels en céramique. À vingt-et-un ans, il monte à Paris où il s’inscrit en fac de droit qu’il délaisse vite, ne rêvant que de théâtre et de poésie. Tout à sa ferveur, il ne cesse d’écrire, fréquente les salons de Stéphane Mallarmé et participe à la création de La Pléiade, revue symboliste éphémère à l’origine du Mercure de France. C’est à cette époque que Paul-Pierre devient Saint-Pol-Roux. À l’aube du XXe siècle, poursuivi par des créanciers, écœuré par l’arrogance de la critique littéraire, il quitte Paris.
« Les Trous-du-cul ce sont maints critiques modernes. Ils ont deux fesses, disons faces, l’une de miel pour les faiseurs d’ignominie, l’autre de fiel pour les beaux gestes du génie. Les Trous-du-cul ce sont maints critiques modernes. Et ce qui sort de ces princes en us lorsque grince l’anus qui leur tient lieu de bouche, quelque fois c’est du vent, des crachats plus souvent, de la merde toujours. »
Avec son épouse Amélie, il s’installe à Roscanvel dans le Finistère où naît leur fille Divine. La maison – la « chaumière de Divine » – devenue trop petite, il acquiert un manoir à Camaret-sur-Mer où il passe les trente dernières années de sa vie. Ce sont ces années que nous relatent Lydie Parisse et Yves Gourmelon.
Rose
Les auteurs ont choisi de mêler à leur récit des lettres fictives adressées au Poète par Rose, qui fut sa servante. Cet artifice littéraire au charme sépia apporte couleur et vivacité à l’histoire.
Rose Bruteller connaît la famille Roux depuis toujours. Enfant, elle passait des heures au manoir à jouer avec Divine, se déguisant, inventant des pièces avec celle que l’on considérait comme sa jumelle – « Des jumelles. La mondaine et la paysanne. Inséparables jusqu’au dernier jour de la vie de Rose. » Quand Marie, sa mère, quitte ses fonctions de servante auprès de la famille pour un emploi plus rémunérateur à la conserverie, Rose prend sa place. Elle est robuste, sans manières et ne rechigne pas à la tâche qu’elle accomplit en chantant. Elle est dévouée à la famille Roux, véritable ange protecteur, et le sera durant près de trente ans. L’admiration qu’elle témoigne à celui qu’elle nomme « mon Poète » se double d’un sentiment amoureux. Saint-Pol-Roux l’accueille comme sa propre fille, lui fait la lecture, l’initie à la beauté et au pouvoir des mots. Si elle n’entend pas tout ce que lui dit le Poète – « Je suis idiote de naissance, je suis une brute, c’est écrit dans mon nom de naissance, Bruteller » –, Rose donnerait sa vie pour lui, ce qu’elle fera effectivement.
Ses lettres sont autant de confidences où elle écrit tout ce qu’elle aurait pu dire, autant de souvenirs qui s’égrènent avec plus de joie que de nostalgie : l’année de ses dix ans et la venue du Père Noël, débarqué de la mer, une apparition féerique, un miracle qui a les yeux du Poète ; La Légende des siècles reçu en cadeau ; ses douze ans et le feu qui a ravagé Notre-Dame de Rocamadour, la générosité du Poète qui offre la reconstruction ; la régate organisée par Saint-Pol-Roux, ce dimanche d’août 1912, pour célébrer la paix, retenir loin les ouragans qui menacent ; la rencontre du docteur Destouches, médecin des pauvres et écrivain primé ; celles du peintre Henri Mahé, d’André Breton, de Max Jacob et de Jean Moulin.
Rose était importante aux yeux de Saint-Pol-Roux, comme en témoigne ce mot envoyé au poète Jean Royère : « Notre salut partiel est le dévouement ingénu de Rose. Cette enfant bénie possibilise notre vie à tous les deux. Elle est toute une famille, elle est l’humanité toute entière, en son inlassable geste de jeunesse. Quand il n’y a rien à semer, elle sème quand même du rire, ce grelot de l’espérance. Mieux encore que l’Humanité, Rose c’est Dieu, mais oui, la preuve de Dieu, ô philosophes, la voici : Rose. »
Et puis la guerre, son cortège de manques, la difficulté pour un homme, humaniste et rêveur, de les gérer.
« Au château, ils vivent trop au jour le jour, disait Toussaint [le père de Rose, NDLR], la guerre, c’est pas juste un mois de disette, c’est un temps où on va manquer de tout, perdre énormément […] Monsieur Pol, il a, il dépense tout, il a plus rien, il dépense encore, c’est un panier percé, disait-il en riant. Une année, on fait le Père Noël, et l’année d’après, on a plus rien à se mettre sous la dent. Pas très malin ça !«
Et puis la guerre, sa voracité d’hydre cruelle qui réclame son lot de chair humaine. Elle enlève à la famille un fils, Cœcilian, une mort dont personne ne se remettra, un chagrin destructeur.
Et puis la guerre, la folie des hommes, l’orgueil bravache et inepte qui conduit au 22 juin 1940, date fatidique…
Le Poète
Le regard d’une femme affranchit le Poète de la malédiction de l’oubli. Lydie Parisse (avec Yves Gourmelon), à travers Rose, redonne à Saint-Pol-Roux l’aura qu’il n’aurait jamais dû perdre. Nous retrouvons, dans son récit, le poète mais aussi l’homme. L’homme était sensible et généreux ; superstitieux, il croyait aux intersignes, ces avertissements venus d’un au-delà. C’était un amoureux de la lande sauvage, des oiseaux, de la nature, ainsi que de la nature humaine qu’il croyait fondamentalement bonne – « Nous avons en nous une somme de mauvais avec laquelle nous faisons de la bonté. » Le poète était passionné, sa poésie symboliste et cosmique voulait embrasser l’univers entier, les sanglots du vent comme le bruissement des vagues. Selon lui, le poète « profère des secrets tus jusqu’ici, le vrai poète dévoile en même temps un monde qu’on n’avait pas su voir ; si pour tant d’autres le mot est un caillou de mort, il en fait un grain de vie, son art ne moule pas dans le fini mais cueille dans l’infini. Quel magnifique drame que la création poétique » (in le Prélude de Saint-Pol-Roux à l’Anthologie du prix du Goéland, 1937).
Saint-Pol-Roux parle de poésie à Rose, l’ouvre aux mots, lui apprend que le Verbe est total, vibrant, vivant.
« La poésie doit être faite par tous […] la poésie est dans la rue, sur le port, au marché, dans les gargotes, sur les plages face au large, partout. Elle n’est pas uniquement le rossignol ou le loup de la forêt, elle est toute la forêt. »
Le poète n’est pas au-dessus des autres, bien avec eux, avec le monde ; il ne voit pas mais il pressent, il frôle l’inconnu, touche l’indicible – « Le poète contient l’univers en puissance. »
Éloigné de la vie parisienne, Saint-Pol-Roux est tombé en désuétude. La grâce vient d’André Breton qui voue une admiration sans borne à celui qu’il considère comme un pionnier, un précurseur. Un article, paru en 1925 dans Les Nouvelles littéraires, lui offre les lumières de la reconnaissance.
Des lumières également et justement dédiées par Lydie Parisse et Yves Gourmelon dans La Mort Rose – un hommage au titre éponyme d’un poème de Breton – à un homme touché par le désastre et brisé par la destruction de ses manuscrits dont les Allemands ont fait un feu de joie. Le portrait qu’ils nous en dessinent, par le prisme du regard de Rose et au fil de scènes éblouissantes de réalisme et de sensibilité, est touchant et nous dévoile l’intime lien qui unit l’homme au poète. Au-delà du roman, c’est une véritable ode à la poésie que nous lisons, ode à la vie.
Sachez vouloir, vouloir beaucoup,
Vouloir des pieds, vouloir des mains,
Vouloir du cœur, du sexe, de l’âme, des yeux,
Vouloir hier, vouloir demain,
Infiniment, toujours,
Vouloir comme un tyran,
Vouloir comme l’amour,
Vouloir comme le vent,
Vouloir comme la mer,
Et tous les éléments,
Vouloir jusqu’à l’enfer,
Vouloir jusques aux cieux,
Vouloir, entends-tu bien, vouloir,
Vouloir comme les fronts têtus de la campagne,
Comme tous les bretons de toute la Bretagne.
Lydie Parisse, Yves Gourmelon, La Mort Rose, éditions Domens, 2021, 271 p., 18 €
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