Rolaphton Mercure : “Je me sers de mes blessures pour écrire le monde”
Dans un pays frappé par l’extrême violence et la corruption, le Haïtien Rolaphton Mercure développe un théâtre résistant et résilient, un théâtre à l’agressivité revendiquée « dans un pays dans lequel il n’y a pas de merci ». « Lorsqu’on écrit sur une réalité dangereuse, ce qu’on écrit devient dangereux », explique-t-il. Rencontre avec un jeune auteur à la parole percutante, alors qu’un de ses textes sera présenté à Paris dans le cadre du FLIRT, festival consacré aux écritures contemporaines.
La deuxième édition du Festival des lectures itinérantes et rencontres théâtrales (FLIRT), dont Profession Spectacle est partenaire, aura lieu à Paris du 10 au 15 janvier 2022. L’événement met à l’honneur six pièces récentes à travers des mises en lectures, des rencontres thématiques avec les auteurs et les autrices, des ateliers d’écriture, ainsi qu’une édition numérique accessible en ligne pendant le festival.
C’est dans ce cadre que la pièce Fuck dieu, fuck le vaudou, je ne crois qu’en mon index sera présentée à Paris, le mercredi 12 janvier. Son auteur, Rolaphton Mercure est né à Port-au-Prince, en Haïti, en septembre 1988. Comédien, dramaturge, poète, slameur, auteur et metteur en scène, il joue pour le théâtre comme pour le cinéma, récemment dans Freda de Gessica Généus (prix François-Chalais au festival de Cannes 2021). Lauréat du prix Caraïbes en création en 2013, Rolaphton Mercure est par ailleurs l’auteur des pièces Quelque chose au nom de Jesus et Fuck dieu, fuck le vaudou, je ne crois qu’en mon index.
Rencontre.
Comment résumer ta pièce en quelques mots ?
En 2004, Winston Jean – alias Tupac – et son frère Billy sont les deux hommes les plus recherchés d’Haïti. Ils sont aussi tous les deux amoureux d’Eleonore, une travailleuse sociale étrangère qui vit dans le pays depuis quelque temps. La pièce dessine l’état d’esprit et les multiples facettes de cet homme surnommé Tupac, fils haïtien, militant, bandit, rappeur, amoureux, héros du ghetto, chair à canon, marionnette, ange et mouton sacrificiel pour la messe noire du président. Inspiré directement d’une histoire vraie, le récit dévoile le contexte politique effroyablement corrompu de l’époque, qui n’est pas si différent de la situation d’aujourd’hui.
Pourquoi avoir choisi d’écrire sur ces deux personnages ?
Cette période de l’Histoire a eu énormément d’impact sur ma propre vie. De quatorze à dix-sept ans, je ne pouvais pas aller à l’école tant il y avait d’enlèvements, de rixes, de meurtres dans la rue. J’entendais parler de Tupac, Dominiken, La Bannière ; ils tenaient le quartier dans lequel je vivais (et vis encore) à Port-au-Prince. À l’époque, Asger Leth a réalisé le documentaire Ghosts of Cité Soleil (2006), durant lequel il filme le quotidien de Tupac et Billy, des appels téléphoniques aux distributions alimentaires en passant par les meurtres, les fêtes et les histoires d’amour… J’ai vu le film à sa sortie mais n’ai pas tout compris, étant encore petit. Plus tard, par le biais d’une recherche artistique pour un autre projet, les détails de cette période me sont revenus en mémoire.
Tu effectuais des recherches pour une autre pièce de théâtre ?
En 2014, avec les membres de mon collectif Hors Jeu, on s’est lancé dans un grand projet sur la dictature des Duvalier [François Duvalier et son fils Jean-Claude Duvalier dirigèrent successivement Haïti entre 1957 et 1986, NDLR]. On a rassemblé tout ce qu’on a pu : des coupures de presse, des témoignages, des souvenirs… À partir de cette matière, nous avons monté un spectacle de slam. Cette exploration tout à la fois politique et artistique m’a ouvert les yeux sur la situation économique et sociale du pays, ou plutôt m’a permis de les garder ouverts et de continuer à vivre le quotidien de manque et de frustration qui était le mien, tout en analysant le contexte par la scène. Je me suis dit : pourquoi ne pas en profiter pour parler de toutes les zones d’ombre qui existent encore dans notre histoire ? Parler de la décadence politique constante, du puits sans fond de corruption ? J’étais saisi par la nécessité de parler, je voulais écrire sur les mandats d’Aristide [homme d’État haïtien, il fut président du pays à plusieurs reprises, entre 1991 et 2994, NDLR]. Je me suis alors engagé, en y consacrant tout mon temps et toutes mes capacités, dans de nouvelles recherches ; je suis retombé sur le documentaire d’Asger Leth et j’ai décidé d’aborder la période par le prisme de ces deux gangsters.
Fuck dieu, fuck le vodou, je ne crois qu’en mon index… D’où vient ce titre ?
C’est une phrase prononcée par Winston Jean dans le documentaire de Leth. On le voit face caméra, sa présence est très puissante. Il dit que son frère fait appel à la sorcellerie pour se protéger des balles, mais lui n’y croit pas : lui ne croit en rien à part l’arme qu’il tient dans la main. Je me reconnais en partie dans son sens de la formule ; les gens disent que ma plume est brutale, que je cogne avec les mots. Si je suis direct, franc, violent, c’est parce que ma réalité immédiate ne me permet pas de cadeau, c’est quasiment un film d’horreur. Je vis dans un pays dans lequel il n’y a pas de merci. C’est pourquoi je me sers de mes maux pour écrire le monde. Au plus profond de moi, il y a un sentiment de devoir.
En écrivant sur la réalité, dirais-tu que tu adoptes une posture d’artiste-témoin ?
J’ai conscience de la valeur historique de mon expérience. J’écris sur ce que je vis, ce que j’entends, mais aussi sur ce que j’aimerais voir. Créer me permet de survivre. Autour de moi, il y a des gens qui se tuent, d’autres qui deviennent fous, tant l’avenir est incertain. Récemment, un sénateur m’a dit : « En Haïti, tu ne peux pas prévoir sur 48h. » Si même un sénateur de la république le dit, alors comment un jeune artiste comme moi pourrait planifier son avenir ? Dans le roman sur lequel je travaille actuellement, on trouve le président Jovenel Moïse [président d’Haïti de 2017 à 2021, NDLR], mais celui-ci a été assassiné alors que j’étais presque à la fin de l’écriture… J’ai été obligé de changer la structure et d’intégrer sa mort. Je suis bien obligé de m’adapter ! Il faut aussi préciser le risque à écrire comme je le fais sur un dictateur… J’ai reçu des menaces, été hué dans la rue, on m’a traité d’aveugle, demandé qui j’étais pour oser écrire sur Aristide. Lorsqu’on écrit sur une réalité dangereuse, ce qu’on écrit devient dangereux.
Est-ce que tu parviens à travailler en ce moment ?
La situation du pays est effroyable : c’est une succession de pillages, d’enlèvements et d’assassinats. Les transports ne fonctionnent pas aujourd’hui, tout le monde est à pied et mes comédiens n’ont pas pu venir. Hier, nous travaillions dans la cour face à des pneus qui brûlent. Ma génération est mise à rude épreuve, mais si tout le monde a peur, on va finir par « s’autophager » et disparaître. Guy Régis Jr fait un travail énorme en maintenant le festival 4 Chemins ; cet homme soulève des montagnes avec ses ongles. Le théâtre que nous faisons ici est résistant et résilient par essence, nous sommes presque obligés de continuer à travailler afin que le métier ne dépérisse pas. On travaille sans moyen, sans décor, avec très peu de perspectives, en étant forcé d’être minimalistes. Nous sommes tellement frustrés ! Le contexte crée un théâtre agressif mais aussi éminemment positif. On écrit pour résister, car on a soif de lumière et de sens envers et contre tout. Je pense que faire exister le théâtre à partir de rien est d’une positivité sans égal !
Sur quoi travailles tu actuellement ?
Je mets en scène ma pièce Est ce que les animaux pleurent au festival 4 Chemin à Port-au-Prince. Je monte aussi Le Purgatoire, de Naïza Fadianie Saint Germain : cette autrice est la première Haïtienne à avoir été sélectionnée aux prix RFI-Théâtre en 2020. Je jouerai en décembre au théâtre pour Florence Dupuy, Les Enfants de la mer d’Edwige Danticat, un texte qui parle aussi de la dictature d’Aristide, donc je ne suis pas perdu ! Et une lecture de ma pièce Fuck dieu, fuck le vodou, je ne crois qu’en mon index aura lieu mercredi 12 janvier pendant le festival FLIRT.
Propos recueillis par Annabelle VAILLANT
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Programme complet, lectures et inscription : festival FLIRT
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Photographie de Une : Rolaphton Mercure (DR)