Risques psychosociaux : le grand chantier du spectacle vivant
Les risques psychosociaux sont encore peu connus dans le milieu culturel. Pourtant, ces dégâts bien réels peuvent être prévenus : six critères d’attention ont notamment été identifiés. Si la pandémie a modifié certains risques, elle en a aussi créé de nouveaux qu’il faut repérer pour mieux anticiper.
Dans le milieu culturel, et plus particulièrement dans le spectacle vivant, « il y a beaucoup de solitudes juxtaposées », constate Sophie Broyer à l’occasion d’un atelier collaboratif organisé par l’association Opale dans le cadre du forum Entreprendre dans la culture.
Ce temps de réflexion et d’échange, mené par Sophie Broyer, consultante-formatrice, et Dellya Ombade, co-directrice d’Opale, s’est déroulé en deux temps, le premier consistant à énoncer les six critères d’attention permettant de prévenir les risques psychosociaux (RPS) dans le spectacle vivant, le second – plus collaboratif – visant à déceler les évolutions récentes provoquées par la pandémie.
Prise de conscience et développement des ressources
Après diverses fonctions – programmation, direction de SMAC, etc. – dans les musiques actuelles, Sophie Broyer se tourne vers l’accompagnement et le conseil en management, sur l’organisation du travail, les ressources humaines et la souffrance au travail dans la culture, et plus précisément dans le spectacle vivant. La prévention des risques psycho-sociaux est ainsi au cœur de ses travaux actuels.
Dans un entretien paru dans Profession Spectacle en mai dernier, Cyril Puig, administrateur des Nuits de Fourvière, confiait que le secteur artistique avait une bonne vingtaine d’années de retard sur le sujet, notamment en raison du fait qu’il regroupe essentiellement des « métiers-passions ».
Une impression partagée par Sophie Broyer. « Dans la culture, nous avons cette spécificité des métiers-passions, où l’on s’investit, où l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est parfois ténu, voire compliqué, reconnaît-elle. C’est pourquoi nous avons des critères d’attention assez spécifiques, qui identifient les sources d’augmentation des risques psycho-sociaux. »
La prise de conscience de la prévention des risques et de la santé au travail se fait de plus en plus forte, comme le prouvent plusieurs initiatives :
– la publication par le CMB d’un guide pratique pour réaliser le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) ;
– la mise en ligne d’un site dédié, créé à l’initiative de l’association Auvergne-Rhône-Alpes spectacle vivant et du festival Les Nuits de Fourvière, dont Sophie Broyer est à la fois la directrice de production et la programmatrice artistique ;
– une fiche technique publiée cette année par l’association Opale sur le sujet.
Les 6 critères de prévention des RPS dans le spectacle vivant
Qui dit prévention des risques psycho-sociaux, dit capacité de les prévenir, de sorte qu’il n’y ait plus à les subir. Connaître les critères d’attention a pour objectif principal d’identifier les lieux à risques et de pouvoir anticiper.
Sophie Broyer identifie six critères pour le spectacle vivant.
1/ Intensité et temps de travail – « Nous avons très peu de rythmes réguliers, ce qui demande adaptation et flexibilité, ainsi que des compétences très différentes du fait de la polyvalence dans la culture. »
2/ Exigences émotionnelles – « On a des rapports humains – artistes, public, etc. – qui sont souvent chargés d’émotion. Souvent, on travaille dans de petites équipes, où l’on se connaît bien, depuis longtemps, si bien que la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est très fine. L’exigence émotionnelle n’est donc pas du tout la même : se faire engueuler par un boss de vingt ans que l’on côtoie tous les jours, ce n’est pas la même chose que de recevoir une réprimande du directeur du service AB214. »
3/ Manque d’autonomie – « Alors même qu’il y a beaucoup de polyvalence, on est parfois bloqué sur le sens du travail, dans de grosses structures notamment, par des strates de hiérarchie qui nous demandent de faire quelque chose sans nous en expliquer les raisons. »
4/ Rapports sociaux dégradés – « Ce risque est clairement lié à la question de la gouvernance ; cela concerne aussi bien les rapports avec les collègues qu’avec la hiérarchie. Pour qui est-ce que je travaille ? Pour quoi ? Quel objectif ai-je ? Quel est le projet collectif ? Comment m’en parle-on ? Comment est-ce que je me l’approprie ? »
5/ Conflits de valeurs – « Il est question ici de souffrance éthique, de décalage des valeurs. On l’a beaucoup dans les métiers-passions… Je travaille dans le spectacle, c’est super, et je me retrouve en réalité à trier des caisses au sous-sol sans voir la lumière du jour. Il y a un déni très fort dans le secteur, surtout vis-à-vis du monde extérieur parce que, comme je travaille dans la culture et pas à l’usine, je n’ai pas le droit de me plaindre. »
6/ Insécurité de la situation de travail – « Nous n’avons certes pas des usines qui flambent, mais il y a dans le secteur une concentration de précarité, l’intermittence par exemple, qui pose la question de faire ses heures, de pouvoir toucher le chômage… Il y aussi une autre dimension à cette insécurité : si je me plains de ma situation, par exemple de mon directeur de théâtre qui est un artiste reconnu, il y a le risque de ne plus jamais travailler dans le secteur et de se faire blacklister. Il y a indéniablement une omerta dans le milieu. »
Ces changements provoqués par la pandémie
La pandémie a modifié en profondeur les modalités de travail, de sorte que de nouveaux enjeux, et donc de nouveaux risques, ont vu le jour. « La pandémie a bousculé beaucoup d’équipes. La pandémie a permis de mettre un grand coup de pied dans notre rapport au travail, dans tous les domaines, des indépendants aux salariés, confirme Sophie Broyer. Quel est mon rapport au travail ? À la structure ? Comment, que je sois employeur ou employé, tout a-t-il été remis en cause : notre façon de travailler et de communiquer ? »
Une participante à l’atelier, professionnelle de l’accompagnement, raconte avoir réussi à créer parfois plus d’intimité avec la visio que par une rencontre physique, de sorte qu’elle s’interroge à varier les modalités, selon les personnes qu’elle suit. « Ce qui a changé, c’est l’opportunité de se poser la question de rester chez moi ou de me rendre à un rendez-vous. »
Une indépendante évoque l’élargissement des possibles, avec une ouverture à l’international. Une autre participante parle d’une amélioration des temps de rencontres physiques, qui se tournent davantage vers l’humain, quand la visio représente un temps de travail clairement identifié.
Mais la visio ne fait évidemment pas l’unanimité. Une participante travaillant dans un groupement d’employeurs culturels raconte que tous les salariés ont voulu revenir dans les bureaux dès la fin du confinement, s’interdisant toute visio qui ne permet pas la même qualité d’échange. Une responsable de réseau parle « d’une sorte d’épuisement professionnel lié à un nombre interminable de réunions virtuelles ». En l’absence de sas tels que la marche, la voiture, le train ou le vélo, qui sont des moments de récupération et de transition, il n’existe plus aucun temps mort.
Les managers : une catégorie professionnelle en souffrance
Une souffrance a néanmoins éclaté au grand jour pendant la pandémie, c’est celle des meneurs d’équipes. Une salariée d’une agence culturelle régionale témoigne ainsi qu’il y a depuis un an et demi un difficile équilibre à trouver entre le cadre professionnel et la gestion des individualités. « Il faut à la fois préserver le cadre collectif et respecter les souhaits de chacun, certains voulant télétravailler, d’autres non, explique-t-elle. Il est difficile de trouver le bon endroit où se positionner, de savoir jusqu’où on accepte de prendre en compte la situation personnelle, jusqu’où celle-ci peut rentrer dans le professionnel. »
Une participante qui travaille dans une agence d’ingénierie dédiée à l’ESS confirme cette souffrance. « Au niveau des managers, on s’est mis en mode Koh-Lanta, car il a fallu tout modifier, témoigne-t-elle. On s’est rendu compte pendant la pandémie que dès qu’on se contactait, on s’engueulait, car il n’y avait plus de temps informel comme le café du matin, etc. Il a fallu trouver de petits moyens conviviaux pour ne pas voir se détériorer les rapports sociaux entre collègues. Aujourd’hui, on a plus de temps collectifs, de déjeuners… »
Sophie Broyer dit avoir fait le même constat. « On ne parle pas assez de la souffrance des managers, alors que la crise les a conduits à tout changer et à faire de la gestion individuelle, ce qui n’est pas le même investissement », analyse-t-elle.
Une souffrance partagée par des managers un peu particuliers : les intermittents en charge de compagnie. Pendant la pandémie, ils ont souvent dû gérer les annulations, les dossiers d’indemnisation, le règlement des artistes, les demandes de financements… « Je gère des équipes mais je n’ai personne à appeler quand ça ne va pas », témoigne l’une d’entre elles, qui dit avoir fait un burnout.
Droit au changement
Si ces souffrances sont nombreuses et appartiennent encore trop souvent aux non-dits, Sophie Broyer souhaite cependant retenir un aspect positif au constat qu’elle dresse actuellement : une intéressante lame de fond apparaît peu à peu au grand jour, bouleversant le rapport des artistes et des professionnels du secteur au travail.
« Ce qui me marque positivement, dans les témoignages aujourd’hui, c’est l’autorisation prise par le secteur culturel au changement, conclut-elle. Le secteur culturel s’autorise de plus en plus à s’adapter, à s’écouter un peu plus, à s’enlever des contraintes… »
.
Source iconographique : Pixabay