Renoncer au monde ou l’envoyer se faire foutre ?

Renoncer au monde ou l’envoyer se faire foutre ?
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Où notre chroniqueur mégalomane, parlant de lui à la première personne du pluriel, ayant promené son détachement supposé sur les réseaux sociaux débiles, les pouvoirs politiques impuissants, le théâtre engagé neuneu et d’autres pléonasmes encore, décide qu’il est urgent de ne rien faire.

Restez chez vous
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« Chaque jour, en se levant, vers cinq ou six heures, Valéry écrivait quelques lignes dans ses cahiers. Ensuite, selon les dires de son fils, il se sentait libre le reste de la journée de faire toutes les bêtises dont il avait envie. »
Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu

Nous sommes rompu à aller vite. Un commentaire sur l’actualité ? Hop.

J’y cède ; on peut même généraliser : « Qu’un ministre qui filme sa bite soit balancé par un artiste qui se cloue les couilles, dit quelque chose de notre époque, de sa politique, de son art. »

Ce genre de phrases claque, et j’en ferais volontiers mon statut sur un réseau social. C’est amusant, mais c’est faux ; ce n’est même plus important, d’un point de vue mondain, que ce soit faux. C’est important, sans doute, d’un point de vue mondain, que ce soit amusant. Car il faut s’amuser, être amusant, tout, sinon, serait trop triste, désespéré, dans un pays en voie de paupérisation accélérée, organisée d’en haut, chose qui, littéralement, crève les yeux.

Ce point de vue mondain, toutefois, n’a aucune importance. Être amusant est en soi imbécile.

Mais il faut aller vite, commenter, influencer des amis et des cons (ce qui indiffère aux premiers et fait souvent les seconds vous insulter), se mirer, faire rutiler la petite phrase ; ça réconforte l’animal narcissique, le détourne un instant de son impuissance réelle, relative. Puis l’aiguillon revient.

Tout cela est idiot, va très vite, ne sert à rien. Sauf, comme eût dit Nietzsche, à calmer la brute. C’est à refaire le lendemain. Un commentaire est un petit four, vite englouti. Il en faut un autre, vite ! C’est compulsif, comme on dit.

Sisyphe aujourd’hui porte des petits fours. C’est ridicule. C’est lui aussi qui les bouffe, peut-être ; et si ce n’est lui, c’est donc son frère, son semblable, son hypocrite lecteur.

J’arrête là.

*

Nous sommes peut-être maintenu à l’équilibre, non par le souhait lui-même de vivre une petite vie normale parmi des gens ordinaires, puisque c’est bien, en somme, ce que nous vivons, mais plutôt par la mise en tension exactement de ces deux tentations opposées : la tentation du retrait monacal, de l’abandon et de la disparition du monde pour, disons, nous consacrer à quelque œuvre intemporelle, tentation à laquelle nous ne cédons jamais longtemps, le découragement nous saisissant bien avant même ce désargentement total qui ne tarderait pourtant pas ; la tentation de l’aventure et de l’action violente, à laquelle nous ne concédons au fond que de brefs mouvements d’humeur, prompts à se traduire par le genre d’impertinences inutiles, imbéciles et fausses que j’ai citées plus haut, à quoi s’ajoutent par beau temps quelques exercices physiques pas trop durs quand même, et par gros grain, des engueulades à des gens qui ne nous ont rien fait et n’en demandaient pas tant, mais enfin, ils nous aiment, quelle idée ! et nous aussi, d’ailleurs, quoi qu’il arrive.

Le point de savoir combien parmi nos voisins ordinaires vit de la même façon que nous par goût et par choix pour ce mode de vie-là, voire par atavisme (voilà, on apprend un métier puis on l’exerce (version ancienne), voilà, on fait des études un peu longuettes à l’issue desquelles on ne sait pas faire grand-chose, y compris lire, écrire, compter, puis on cherche un boulot et on prend le dernier qui passe (version contemporaine), voilà, on s’est fait chier pour d’ la merde au bahut et de toute façon il n’y a que de la merde à faire, qu’est-ce que je leur dois à ces bâtards ? ils z’ont qu’à me laisser trafiquer un peu et ils z’ont qu’à raquer leurs aides sociales ces enculés, bouffons, va ! (version marginale en cours d’expansion carcinomique)) ; le point de savoir combien parmi nos voisins vit le même type de vie que nous par cet équilibre en deux tentations opposées ne sera pas tranché, c’est impossible et nous nous en fichons.

Nous avons mis du temps, nous l’avouons, à comprendre que renoncer au monde ne revenait pas du tout à l’envoyer se faire foutre ; et que nous ne trancherions jamais entre ces deux passions.

*

Il nous demeure une certaine idée de l’artisanat, et si nous ne prétendons pas bâtir une cathédrale, n’étant ni Libergier ni Proust, ni même, tandis que la guerre achève une civilisation, écrire comme un médiéval copiste quelque neuve Jeune Parque, et il ne nous est pas interdit de penser qu’une phrase doit ou devrait être ce que Péguy dans L’Argent dit des bâtons de chaise.

« Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales. »

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Il n’en est pas moins amusant, dans une certaine mesure, et puisque nous parlons de disparition, de renoncement, que le pouvoir lui-même, de nouveau, se soit fait invisible ; et il ne nous paraît pas anodin que le pouvoir visible, dit encore, par habitude multiséculaire, politique, déployé incessamment à nos yeux comme un leurre géant, ne soit plus capable d’attirer à lui que deux sortes d’imbéciles, les sincères, pour le critiquer dans le vide, et les cyniques, pour s’y installer – ces derniers, laquais voulant s’ignorer tels, ne pourront que répercuter le mépris qu’ils subissent sur le peuple qu’ils sont censés servir, ce qu’ils feront dans une langue misérable et avec une malhonnêteté journaliste.

Il est amusant de voir nos collègues dramaturges ou autres, pour l’essentiel des troupes, continuer de foncer sur ce leurre, et ne jamais s’interroger que le pouvoir lui-même qu’ils croient étriller semble les y encourager. Il faut bien reconnaître, à leur décharge, que la puissance médiatique est telle que si elle déploie ce leurre que nous disons en défendant ou critiquant (c’est tout un) l’État, la vie politique nationale, il devient difficile de commenter autre chose.

Le simple fait que le pouvoir médiatique qui encense à toute heure, mais dans le cadre de la politique nationale toujours, l’Union Européenne (dont on peut bien penser ce qu’on veut) et la traite comme un sommet d’architecture démocratique, ne couvre pour ainsi dire jamais les décisions qu’elle prend, devrait poser question. (Pourquoi connaissons-nous mieux les parties génitales d’un politicien de troisième zone qui ne deviendra même pas maire d’une capitale dégueulasse, que les dernières décisions nous concernant prises à Bruxelles par des gens dont nous ignorons les noms et les fonctions ?) N’avons-nous pas là, déjà, un pouvoir semi invisible, auquel personne, dramatiquement ni, encore moins, dramaturgiquement, ne s’intéresse ? N’en existe-t-il pas encore un, au-dessus (et nous ne parlons pas ici, amis rêveurs, d’une création théologico-cosmique nécessaire et quelconque) ?

Quel Shakespeare faudrait-il pour transposer ces pouvoirs invisibles dans l’ordre dramatique et leur donner la plus adéquate métaphore ! (Nous supposons ici qu’il serait difficile au romancier, même non perclus de l’hyper-narcissisme paralysant qui sévit dans le puant marais où il clabaude, de s’extraire de la boue sociologique où il pédale en vain dans une manière de bonheur de tristesse, et d’abandonner un instant son idéal de haut-journalisme rédimé par le style, ce fameux style auquel le plus souvent, il n’accède pas, du seul fait d’attendre magiquement de trouver comment on y accède. Mais passons.)

Et puis le théâtre a cet immense avantage de ne plus intéresser personne de sensé.

*

N’ayant pas, Dieu merci, ce talent d’un nouveau Shakespeare ou d’un Eschyle III (l’ancien Shakespeare étant, selon le vieil Hugo, un Eschyle II), nous pouvons retourner, ayant écrit matutinalement cette chronique, à nos badinages banals, mais rafraîchissants, comme des fleurs au jardin que l’on s’en va cueillir.

Ces derniers temps, après d’anciennes chansons de soldats portant ce genre de poésie spéciale des jeunes gens qui vont mourir, c’est à quelques chansons enfantines, elles aussi souvent anonymes, que nous accordons notre attention dilettante et trouvons une source de poésie pure : Aux marches du palais, par exemple.

Avec ces vers mystérieux et pourtant clairs, souvent purgés des versions de variété :

Dans le mitan du lit
La rivière est profonde
Tous les chevaux du roi
Pourraient y boire ensemble

Pascal ADAM

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De la désinvolture et du cul
Préférer les fantômes
Traduire le vent
Dynamiter Racine !
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.



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