Rendez-vous : une nouvelle revue pour célébrer le croisement des arts
Oser une nouvelle revue, alors que le paysage littéraire contemporain connaît bien des difficultés, relève soit du rêve, soit de la passion, soit de l’inconscience… Rendez-vous semble conjuguer les trois. La revue vient de publier son second numéro en cette fin d’année 2015, six mois après son lancement. Profession Spectacle est heureux de vous présenter son jeune confrère.
L’objet formel est soigné, coloré, doté d’une riche et belle iconographie. Nous tournons les pages avec enthousiasme, tant il est rare de recevoir une revue qui aborde tant d’arts différents : peinture, cinéma, photographie, sculpture, cirque, théâtre, musique, poésie, littérature, bande dessinée… Rendez-vous ressemble au bouquet final d’un feu d’artifice commencé il y a six mois, au moment où la revue faisait paraître son premier numéro.
Discussion ouverte autour d’une exactitude revendiquée
La revue énonce d’emblée, par le sous-titre, son point de vue, c’est-à-dire le lieu d’où elle regarde : « au cœur de l’art, exactement ». Une telle signature n’est pas sans prétention, surtout lorsqu’elle invoque pour elle-même l’exactitude, vocable qui désigne une précision qui n’est pas sans connotation métaphysique, voire scientifique. Revendiquer un positionnement qui soit l’exact centre de l’art, c’est réfuter a priori que l’un ou l’autre des artistes dont il est question dans la revue ne trouve pas au centre de la créativité contemporaine, c’est poser un jugement de vérité, qui ne souffre pas la contradiction, puisque certain, sans erreur – strict opposé, par définition, de l’exactitude.
Curieux sous-titre, donc, en notre époque qui ne reconnaît plus de « vérité », encore moins une vérité affirmée par un autre, mais qui superpose un grand nombre d’avis subjectifs, au risque du nivellement. Rendez-vous ne fait d’ailleurs pas exception. Plus encore, elle bannit de ses colonnes les critiques qui sont par nature ceux qui, dans leur subjectivité, savent mettre en perspective une œuvre, en la replaçant dans un contexte historique, en y discernant les influences et les maîtres, en l’inscrivant dans une lignée humaine qui nous précédait et, bientôt, nous dépassera. En d’autres termes, ceux qui, dans leur subjectivité, peuvent désigner un horizon – nécessairement imparfait – d’exactitude.
Comment résoudre la contradiction ? La revue affiche, en quatrième de couverture, sa volonté de « minimiser le contexte pour ne s’occuper que d’art », comme s’il était possible de séparer l’un et l’autre, au prix de la plus pure abstraction, comme si l’art ne pouvait atteindre l’universel que par le déracinement, comme si la modernité n’était plus juchée sur les gigantesques épaules d’une humanité construite, y compris culturellement, siècle après siècle.
Le rédacteur en chef de la revue, l’écrivain et critique Michel Nuridsany, tente une explication du sous-titre par ces quelques lignes : « Nous continuons donc à nous situer sur une ligne de crête entre des œuvres d’artistes connus et d’autres à découvrir. Cela en dehors des systèmes des ‘‘prix’’, du marché, de la mode : nous privilégions la jeunesse, la qualité réelle, l’inventivité, les surprises. » Ces lignes quelque peu convenues ne nous éclairent malheureusement pas davantage sur le choix de l’adverbe, que nous laisserons donc en suspens. L’intérêt de l’éditorial est néanmoins de dévoiler une réelle volonté d’indépendance, celle rappelée par Christine Angot à la fin de son joli dialogue, entre réalité et imaginaire, avec Françoise Pétrovitch.
Au croisement des arts, subjectivement
Un écrivain en conversation avec un peintre… deux femmes, un croisement de regards entre des artistes connues et reconnues. Tel est l’objectif de la revue : « les artistes parlent aux artistes », ou plutôt, les artistes parlent des artistes, même lorsqu’il n’y a pas de distanciation entre le sujet écrivant et l’objet abordé. Si l’adverbe « exactement » nous semble donc maladroit et bien peu approprié pour la revue, celle-ci se situe bien « subjectivement » au cœur de l’art, ou plus précisément au croisement des arts.
Plus encore, le titre de cette nouvelle production littéraire est d’une justesse remarquable : Rendez-vous. Rendez-vous du lecteur qui découvrira avec plaisir chaque publication déposée dans sa boîte aux lettres. Rendez-vous des artistes qui imprègnent la revue, de la première à la dernière page.
Croisement de regards et croisement des arts… Accompagné de ses compères Franz et Sam, le réalisateur Alain Fleischer croise la route du Cirque Trottola et du Petit Théâtre Baraque, tandis que l’incontournable Pascal Rambert, directeur du Théâtre de Gennevilliers, rencontre le sculpteur Céleste Boursier-Mougenot, avec qui il eut l’occasion de travailler. Quant au chorégraphe Daniel Dobbels, il évoque, par l’invocation de Mallarmé, de Beckett, de Gide ou de Baudelaire, l’écho qu’a connu en lui la musique de Francesco Filidei.
Et puis il y a toutes ces rencontres de l’intime, celles que l’artiste fait avec son œuvre, avec lui-même, en risquant une interprétation sans jamais pouvoir se comprendre réellement. Quelle serait, sinon, la place du spectateur, du lecteur, de l’auditeur ? S’expliquer n’explique rien ; se justifier peut éclairer, mais ne parvient jamais à convaincre. Sous peine d’être auto-suffisant et de se circonscrire soi-même.
Saisir et se laisser saisir
Si l’objectif était atteint, il n’y aurait alors plus besoin de publication, ni de lecteurs : le rendez-vous serait définitivement avorté. Mais nous sommes encore là pour parcourir les textes hybrides avec Annie Zadek, pour vivre la genèse de l’étonnant Plancher de Jeannot sous la plume furieusement interrogative d’Ingrid Thobois, pour tourner les pages du Dieu du 12 avec le provocateur qui « ne croi[t] qu’au classicisme », le célinien Alex Barbier. Nous restons également libres d’apprécier ou non la prose brute, non sans facilité, que Véronique Pittolo choisit d’appeler « poème inédit ».
Les voix s’élèvent successivement puis retournent dans le silence, au moment où, une page nonchalamment tournée, d’autres émergent. Rendez-vous porte décidément bien son nom : le lecteur vibre de rencontre en rencontre ; certaines figures se dérobent sous ses yeux, d’autres lui permettent de « saisir », autre terme fort de l’échange entre Christine Angot et Françoise Pétrovitch : « Saisir. C’est saisir. On dit ‘‘saisir’’, on parle de ‘‘saisie’’. On est saisi par quelque chose, alors on le dessine. On le fait. On saisit ce qu’on voit. »
La très belle iconographie de la revue renforce cette saisie, en l’intériorisant davantage : comment regarder cet homme, le « marabout » de la réalisatrice Evangelia Kranioti, droit dans les yeux ? Nous aurons tôt fait de baisser le regard quand il ne cessera jamais de nous regarder, dans la nudité de son expression « tendre et mélancolique, résolue et digne, incroyablement humaine » (Pierre-Alexis Dumas). Nous pourrions également évoquer les images fortes du théâtre de Romeo Castellucci, les fragiles toiles de Françoise Pétrovitch, les étonnantes perspectives visuelles du plasticien Céleste Boursier-Mougenot ou ne serait-ce que le simple profil de Francesco Filidei, tout en concentration musicale, jusqu’à le rendre sourd à la tentative du photographe de capter son regard.
Rendez-vous est une revue ambitieuse, d’une qualité formelle incontestable. La multiplicité des voix lui donne une dimension d’auberge espagnole, où tous peuvent s’y donner rendez-vous, s’y retrouver, petits et grands artistes, au risque de quelques frottements bienfaisants qui favorisent le débat ; car comme disait Charles Péguy en son temps, il est sain et nécessaire de fâcher un quart de son lectorat, à condition que ce ne soit jamais le même.
Pierre GELIN-MONASTIER