Réalités sociale et économique d’un écrivain de théâtre en 2019 (3/3)
Ces derniers mois, les auteurs de théâtre ont dû faire face à la réforme du régime social et fiscal, au prélèvement à la source, à l’augmentation de la CSG sans montant compensatoire, à la remise en cause de formation continue, à la suppression d’ARCADI, du Tarmac, du MOTif… La précarisation semble advenir à tous les étages. Quelles solutions ? Entretien croisé avec Philippe Touzet et Michel Simonot.
Afin de préparer à notre mesure les premiers États généraux des écrivaines et écrivains de théâtre* (EGEET), qui auront lieu du 11 au 13 juillet prochains à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, nous avons réuni deux personnalités, auteurs et acteurs engagés, qui diffèrent dans leurs appréhensions et leurs approches de la réalité des auteurs : Philippe Touzet, président des E.A.T. de 2014 à 2019, et Michel Simonot, membre du comité de pilotage des prochains États généraux.
Précisons-le : chacun d’eux parle librement, en son nom propre, et non en celui d’un groupe.
L’entretien est retranscrit en trois parties :
– État des lieux des auteurs et autrices de théâtre en France (1/3)
– Avons-nous encore besoin d’auteurs de théâtre ? (2/3)
– Les réalités sociale et économique d’un écrivain de théâtre en 2019 (3/3)
Troisième et dernier volet cette semaine : les réalités sociale et économique d’un écrivain de théâtre en 2019. L’intégralité de l’entretien (les trois parties) est en téléchargement libre à la fin de cet échange.
Entretien.
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La réforme du régime fiscal est un des combats menés aujourd’hui par les auteurs et autrices. En quoi affecte-t-elle la profession ?
Philippe Touzet – Comme toute profession, nous avons un cadre juridique qui nous protège, nous et nos activités. Pourquoi cette réforme est-elle un problème pour tous les auteurs, quel que soit le domaine d’écriture ? Il faut voir qu’en quelques mois, nous avons été attaqués sur la sécurité sociale, sur la retraite, sur les impôts… Ce n’est pas passé loin au niveau de la formation continue avec l’Afdas. On se demande ce qu’on a bien pu faire pour être autant fragilisés ! La Maison des écrivains et de la littérature, ARCADI, le Tarmac, le MOTif, observatoire du livre et de l’écrit en Île-de-France… Nombre d’institutions sont touchées, voire coulées. La vitesse de la réforme a porté un coup dur supplémentaire. Nous avions demandé un an à un an et demi de réflexion, pour travailler en concertation avec le gouvernement, concertation qui nous a été refusée. Je me rappelle le tome un des États généraux du livre, l’an dernier : toute la profession était présente, mais pas un seul membre ni représentant du gouvernement ou du ministère de la culture n’a fait le déplacement… Les seuls représentants présents venaient de Bercy ! Par exemple, on peut penser ce qu’on veut de l’Agessa, il n’empêche que cela fonctionnait relativement bien. Quel est l’intérêt, à part de récupérer les réserves de la sécurité sociale des auteurs, de fondre ce régime spécifique dans une sorte de caisse universelle ? Il y a une volonté du gouvernement actuel de fondre tous les régimes spécifiques dans un tronc commun. Le souci est qu’il y a des métiers qui ne sont que spécificité… C’est le cas des auteurs. Le prélèvement à la source est une aberration nous concernant. Vous ne pouvez pas nous demander ce que nous gagnerons dans un ou deux ans, c’est impossible. Certains auteurs, de roman par exemple, ne perçoivent leurs droits qu’une fois par an, pour toute l’année.
Il y a tout de même l’ACOSS, une caisse spécifique au sein de l’URSSAF pour gérer le cas particulier des auteurs ?
Philippe Touzet – C’est une réforme à la hussarde, en dépit du bon sens. Comment l’URSSAF peut-elle connaître tous les détails spécifiques aux auteurs ? Nous ne voulons pas nous distinguer pour nous distinguer, mais souhaitons avoir des interlocuteurs qui comprennent un minimum la situation d’un auteur, situation qui varie d’ailleurs d’un auteur à l’autre, selon qu’il écrit un roman ou une pièce de théâtre. Aujourd’hui, il n’y a rien de réglé, et nous en sommes au tome deux des États généraux du livre [qu’il ne faut pas confondre avec les États généraux des écrivains et écrivaines de théâtre qui se tiendront à Avignon en juillet, NDLR].
Sur quoi portaient ces seconds États généraux du livre ?
Philippe Touzet – Les auteurs, c’est un peu comme les agriculteurs : ils sont à l’origine du produit mais, au final, ils sont ceux qui touchent le moins. Quand, sur un livre de dix euros, l’auteur touche en moyenne soixante-dix centimes, il faut bien reconnaître que quelque chose cloche sérieusement ! Pire encore… Prenons le cas d’un livre « jeunesse » avec illustration. Il y a donc deux personnes qui travaillent sur ce livre, l’auteur et l’illustrateur, ces deux personnes doivent se partager 7 %, soit vingt centimes par livre. Certaines maisons d’éditions proposent parfois 5 % ! La revendication de base, commune à tous les auteurs aujourd’hui, porte sur le reversement de 10 % du livre. Ce n’est tout de même pas exagéré !
Michel Simonot – D’autant plus que nous allons vers la numérisation, avec des revenus de plus en plus bas encore.
Philippe Touzet – Que demandent les auteurs au fond ? De vivre dignement de leur métier. Or nous sommes à la limite d’une économie qui peut s’écrouler du jour au lendemain.
Revenons sur le problème spécifique de la diffusion, en lien avec les auteurs et autrices de théâtre : un texte de théâtre qui se vend à quatre cents exemplaires est presque un “best-seller”. Ces ventes sont souvent liées au fait que le texte est joué et vendu à la fin des représentations. Que faudrait-il faire pour que la diffusion s’améliore ?
Philippe Touzet – L’édition de textes de théâtre est confidentielle. Même une pièce qui serait beaucoup jouée n’est éditée qu’à mille exemplaires. C’est donc ridicule. Nous sommes dans une niche, relégués dans les quelques rares librairies théâtrales qui existent. Il y a un autre problème, spécifique à l’édition théâtrale : la photocopie. Un comédien achète la pièce et ses dix copains la photocopient, sans se rendre compte qu’ils fragilisent une économie déjà très vacillante.
Michel Simonot – Sur cette histoire de photocopie, je pense qu’il serait intéressant que, dans la charte des établissements subventionnés, il y ait une obligation d’acheter les ouvrages qui sont lus et joués. Il faudrait quelque chose de l’ordre d’un quota, avec l’achat d’au moins un livre par comédien, lié à l’utilisation objective et matérielle du texte.
Philippe Touzet – Il faudrait également encourager la constitution de rayons de théâtre beaucoup plus importants dans les bibliothèques ou dans les centres de documentation scolaires. Ce pourrait être l’action du ministère de la culture, voire de l’éducation nationale d’ajouter une petite ligne budgétaire en ce sens, de rendre la littérature dramatique beaucoup plus accessible.
Michel Simonot – L’accessibilité est évidemment importante. Mais pour que cette littérature soit jugée lisible, il faut que les textes de théâtre soient reconnus comme autonomes, c’est-à-dire sans devenir scénique. Pourquoi pas, par exemple, les sortir des « casiers Théâtre » dans les librairies ? Du moins quand il y en a… Il faut prendre en main cette problématique, pour que la diffusion prenne toute sa mesure.
Comment la prendre en main ?
Michel Simonot – Je pense que la critique de textes de théâtre est fondamentale. En ce sens et sans aucune flagornerie de ma part, ce que fait Profession Spectacle est essentiel pour nous, auteurs.
Philippe Touzet – Il faut faire entrer les textes de théâtre, au même titre que n’importe quel autre genre littéraire, dans les écoles primaires, dans les collèges… Je ne parle pas des auteurs morts depuis plus d’un siècle, mais des écrivains et écrivaines de théâtre contemporains.
Michel Simonot – Il y a par ailleurs d’autres biais. Nous l’avons déjà dit : théâtre est perçu aujourd’hui comme « non lisible ». Or quand tu demandes aux éditeurs de ne pas mettre le mot « théâtre » en avant, ils te répondent que c’est impossible, en raison de l’aide apportée par la commission théâtre du CNL [Centre national du livre, NDLR]. Il y a donc une forme de stigmatisation de la dénomination « théâtre ». C’est ce que j’appelle l’effet des casiers : le classement a un effet sur la perception des choses.
Philippe Touzet – En ce moment, avec toutes les actions menées, on ne peut pas nous reprocher grand-chose. Tout le monde est mobilisé. Si nous n’avons pas de réponse d’ici six mois ou un an, il risque d’y avoir un vrai problème.
Il n’est question que de crise ou presque dans nos propos : remise en cause de l’essence même du métier d’auteur, précarité économique, difficultés sociales… Terminons notre entretien sur une note positive : quelles éclaircies voyez-vous aujourd’hui ?
Michel Simonot – Il y a deux choses positives, bien que non centrales. D’une part, comme vient de l’exprimer Philippe, un rassemblement des auteurs a lieu aujourd’hui, à travers l’association des E.A.T. et à travers les États généraux en juillet prochain. D’autre part, nous assistons à une croissance rapide d’un nouveau cercle de diffusion, en marge du théâtre comme tel, fondée sur la reconnaissance de la littérature dramatique : comités de lecture, prix littéraires, lectures en public… La réalité est que tout ne conduit pas au plateau, ce qui montre la césure entre deux types de reconnaissance, celle du texte et celle de sa possibilité scénique. Il n’en demeure pas moins que ce nouveau cercle développe incontestablement un intérêt réel pour les auteurs contemporains de théâtre, ainsi que – peu à peu – un nouveau lectorat. Il y a également un public pour les lectures, qui n’est pas nécessairement le même que celui qui va voir des spectacles.
Philippe Touzet – C’est vrai qu’il existe de nombreuses initiatives en ce genre, des Mardi midi organisés par les E.A.T. aux membres de ALT, ces jeunes qui ont donné forme à une envie de lire et découvrir des textes contemporains. Ce que je vois aussi et qui me semble très positif, c’est l’incroyable qualité des textes écrits par les auteurs et les autrices aujourd’hui, que ce soit pour le tout public ou la jeunesse. Nous sommes là au cœur de la création. C’est réjouissant et réconfortant. Tous les auteurs ne parviennent pas encore jusqu’au plateau, mais ils sont là ; un jour, cette vague submergera toutes les scènes. En attendant, il faut saluer les maisons d’éditions de théâtre qui abattent un travail considérable dans des conditions économiques particulièrement difficiles.
Michel Simonot – Je mettrais deux nuances, ou plutôt deux conditions à ce que vient de dire Philippe. La première est qu’il ne faut pas non plus laisser au seul monde de la scène la capacité de distinguer et de valoriser tel ou tel écrivain au nom d’intérêts divers, parfois positifs (je pense à la langue), parfois négatifs, tels que l’économie, le marché. C’est capital, et pourtant nous ne sommes pas prêts d’y arriver. Le chemin est encore long pour arriver à une pleine appréhension littéraire. La seconde condition, qui ne manquera pas de susciter d’autres débats, est qu’il y a une obligation à porter une certaine exigence : s’il est démocratique que tout un chacun puisse accéder à l’écriture, cela ne peut exister que si l’on forme les personnes à une exigence envers eux-mêmes. Tout le monde a le droit inaliénable de s’exprimer, mais toute expression n’a pas sa légitimité comme telle. Les collectifs d’écrivains pourraient mettre en place des systèmes de confrontation, de débat, de critique, ouverts à tous ceux qui tentent l’écriture…
Philippe Touzet – C’est ce que nous faisons aux E.A.T., à travers nos deux comités de lecture. Chaque année, nous sélectionnons des textes. Lorsque nous avons mis en place pareille mesure, il y a quelques années, cela avait suscité bien des oppositions. Aujourd’hui, ces comités sont pleinement admis et reconnus, signe que les auteurs évoluent et admettent dorénavant les confrontations.
Michel Simonot – C’est une évolution indéniable, mais je pensais au besoin de concertation et de discussion critique dans tous les théâtres, avec toutes les autres professions. Trop souvent, les institutions baignent dans leur propre jus. La démocratisation des arts exige un débat et une confrontation constante dans et hors de théâtres.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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En téléchargement :
Entretien intégral avec Philippe Touzet et Michel Simonot
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* Pierre Gelin-Monastier, rédacteur en chef de Profession Spectacle, interviendra lors de la première table ronde portant sur la question de l’écriture et intitulée : « La reconnaissance des textes : une inscription littéraire et dramatique ». Elle aura lieu à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, le jeudi 11 juillet 2019, de 9h30 à 13h.
Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier
article intéressant que celui de l’existence même des auteurs de theatre…mais mais n’oublions pas les devoirs des interprètes (essentiellement amateurs) qui trop souvent omettent le paiement des ses droits pourtant simplifiés par la sacd (je n’ose même pas évoquer ceux qui changent le titre……) si tout le monde voulait bien faire un effort….