Réalité virtuelle : des enjeux réels

Réalité virtuelle : des enjeux réels
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Si elle est encore méconnue pour nombre d’entre nous, la réalité virtuelle ne cesse de prendre une place grandissante dans nos vies. Ce dispositif, qui permet l’immersion d’un ou plusieurs usagers dans un environnement virtuel et leur offre des possibilités d’interaction avec cet environnement – différenciant ici la vidéo 360° de la VR, la première ne permettant au spectateur que d’observer autour de lui –, investit aujourd’hui des champs multiples. Des offres de loisirs à la création artistique, de la formation à la production industrielle, ces nouveaux dispositifs imposent de repenser la place du spectateur, sans oblitérer les questionnements politiques et éthiques que la virtualité charrie.

Dans le cadre de Tomorrow’s Stories, festival toulousain porté par l’association Les Storygraphes et dédié plus spécifiquement à la création et aux nouveaux formats narratifs (réalité virtuelle, cinéma interactif, réalité augmentée, SnapChat & Instagram Stories, intelligence artificielle, etc.), la maîtresse de conférences en audiovisuel et nouveaux médias Claire Châtelet (*) a présenté, entre regard historique et critique, la place de ces nouvelles formes audiovisuelles.

Rencontre.

Vous soulignez l’importance de situer historiquement ces nouveaux formats narratifs. Pourquoi est-ce essentiel ?

La réalité virtuelle – qui est beaucoup mise en avant actuellement – nous est souvent présentée comme totalement innovante et inédite. Les discours d’accompagnement insistent essentiellement sur la rupture radicale ; or, si l’on regarde l’histoire du cinéma et des arts visuels, certaines réflexions soulevées par ces dispositifs existaient déjà il y a plus de cent ans. Qu’il s’agisse, par exemple, du mixage entre un espace réel et un espace illusionniste, de la création d’effets de présence ou, encore, de l’immersion du spectateur, ces questionnements ne sont pas si nouveaux. Il me semble que connaître l’histoire des formes et des dispositifs permettrait d’avoir des projets plus riches et intéressants.

À quoi est dû selon vous ce discours sans mémoire dominant ?

C’est surtout un discours marketing, motivé par le souci d’argumenter afin de vendre du matériel (des visiocasques). Par ailleurs, il y a, aussi, le fait que lorsqu’on utilise la réalité virtuelle pour la première fois, on est bluffé par l’aspect technologique. Il s’est passé un peu la même chose lors de l’arrivée des tablettes tactiles et de l’interactivité qu’elles permettaient – notamment avec des projets s’appuyant sur le gyroscope intégré. Mais si la technologie en soi est innovante, les contenus artistiques créés ne le sont pas toujours autant. Et n’oublions pas que la réalité virtuelle est utilisée dans de nombreux domaines autres que les arts ; on la trouve depuis un certain temps dans le champ industriel, ou plus récemment dans la formation. C’est également un outil de médiation culturelle. Les structures muséales y ont recours, pour diverses fonctions : la VR peut enrichir la visite, offrir des expériences de découverte des œuvres sans se déplacer, voire permettre de rendre accessible des œuvres n’étant pas ou plus visibles pour des questions de conservation, de fragilité ou de coût d’assurance.

Pourquoi les contenus créés ne sont-ils pas toujours si innovants ?

La question que je me pose toujours quand je vois un film en réalité virtuelle est : à quoi sert la technologie dans ce projet ? A-t-elle du sens en regard du discours ou de l’histoire qu’elle porte ? Parfois, je constate que le projet fonctionnerait aussi bien si le film était en linéaire. Finalement, les projets interrogeant véritablement la technologie d’un point de vue tout à la fois esthétique et narratifs sont assez rares. Je suis assez dubitative aussi sur la modalité qui consiste à positionner le spectateur « à la place de… » dans les projets à vocation documentaire. Par exemple, plusieurs projets proposent de nous mettre dans la peau d’un réfugié ou d’un migrant pour « éprouver » leur réalité, mais comment peut-on prétendre « souffrir comme » ? Au-delà du spectaculaire et de l’émotionnel, je m’interroge sur ce que cela apporte en termes de construction de sens, de compréhension d’une situation, et bien sûr d’un point de vue éthique. Il existe néanmoins de beaux projets sur la question, comme Limbo : initié par le quotidien britannique The Guardian en 2017, ce film utilise de façon très subtile la VR pour montrer, via notamment un traitement graphique minimaliste, l’isolement des demandeurs d’asile.

Comment le cinéma, les jeux vidéo, le spectacle vivant accueillent-ils ces technologies ?

Il y a plutôt un enthousiasme à expérimenter de nouveaux dispositifs. Concernant les jeux vidéo, cela fait longtemps déjà que la réalité virtuelle existe – les premiers casques de VR sont apparus à la fin des années 90, ainsi que d’autres accessoires permettant une interaction corporelle (“dataglove” par exemple) – ; les premiers projets de VR ont émergé dans le jeu vidéo. En fait ce qui est stimulant avec les technologies numériques en général, ce sont les hybridations esthétiques et les croisements disciplinaires qu’elles suscitent, ainsi que la variabilité et/ou l’interactivité des formes qu’elles conditionnent. La réception audiovisuelle traditionnelle se trouve bouleversée, comme par exemple dans le projet singulier de « cinéma émotif » développé par Marie-Laure Cazin, dans lequel l’artiste explore la manière dont les émotions des spectateurs peuvent influencer le cours d’un film : lors des projections en salle quelques spectateurs sont munis de casques EEG. Ces casques mesurent leur activité cérébrale en fonction de deux critères, et le film change d’embranchement narratif selon les mesures obtenues. Même si les projets émanant de cinéastes restent encore rares, il y a déjà une certaine légitimation de ces nouvelles formes. Depuis 2014, année où le festival de Sundance a accueilli pour la première fois des films en réalité virtuelle via leur programmation New Frontier, d’autres festivals prestigieux s’y sont intéressés (le festival de Cannes, la Berlinale, la Mostra de Venise). L’expérience VR Carne y Arena du réalisateur mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu a même obtenu un Oscar spécial en mars 2018.

Quel est le modèle économique de ces films en nouveaux formats ?

C’est assez difficile de répondre… La majorité des projets importants dépendent en partie du financement public, via notamment les aides du Centre national de la cinématographie (CNC) et l’investissement de chaînes de télévision, comme Arte et France Télévision. Pour les projets plus « modestes », on pourrait presque dire qu’il y a autant de modèles que de projets, chacun devant trouver son propre modèle économique. Contrairement à un film pensé pour la télévision ou le cinéma, où les possibilités de le faire connaître au public sont plus nombreuses, il existe assez peu, pour ces projets, de médiatisation et de diffusion en dehors des festivals. Hormis intégrer un catalogue de distributeur comme MK2 VR, qui achète les droits des œuvres, ou le passage par des plates-formes vendant des contenus, telle Oculus, – et qui voudra payer via ces canaux pour un film en VR et surtout à quel montant ? –, il est compliqué de trouver des débouchés financiers, d’autant que le marché domestique des visiocasques est encore peu développé. Mais les choses bougent rapidement dans ce domaine ! Récemment, la société française Atlas V a fait parler d’elle avec Spheres, une série documentaire VR. Produite notamment par Protozoa Pictures, société fondée par le réalisateur Darren Aronofsky, cette série réalisée par Eliza McNitt a signé avec le distributeur américain Citylights un contrat à plus d’un million de dollars. Si c’est la première fois qu’un film en réalité virtuelle est vendu aussi cher, c’est parce qu’Atlas V appuie son modèle économique sur des schémas de coproduction internationaux ainsi que sur la présence de personnes bankable, capables de capter une grande audience : la voix-off est assurée par la comédienne Jessica Chastain (Zero Dark Thirty, Interstellar), tandis que la bande originale est composée par Kyle Dixon et Michael Stein, célèbres pour la création de la B.O. de la série télévisée Stranger Things.

Trouvez-vous que ces dispositifs amènent un plus grand consensus dans les récits ?

Non, au contraire. Comme on en est encore au stade de l’expérimentation, il y a des propositions narratives très diverses et certains partis pris très intéressants, on trouve même dans ces projets des thèmes peu abordés ailleurs. Mais la question essentielle et qui pose problème selon moi est celle de réfléchir à la posture du spectateur et à la construction d’un point de vue, en fonction de l’histoire que l’on raconte. Quelle place et quelle modalité interactive lui propose-t-on : actant, témoin distancié, observateur privilégié ? Est-on dans un point de vue totalement subjectif ou un regard omniscient ? Et en quoi ces choix sont-ils signifiants ? Cela impose dans tous les cas de repenser la narration, la mise en scène, notamment quant à l’espace (puisque la VR nous offre la possibilité d’avoir un champ total) et en termes de réception (comment le spectateur va recevoir les informations).

Existe-t-il déjà un discours critique sur toutes ces œuvres ?

Il commence à exister, mais globalement le discours dominant valorise l’aspect strictement positif des technologies, comme la possibilité d’avoir une expérience considérée comme « augmentée » ou « enrichie ». On insiste beaucoup sur la dimension immersive et la finalité « empathique » des dispositifs, sans vraiment se questionner sur la valeur et le sens de l’immersion ou de l’empathie (notamment dans les œuvres d’exploration du réel). Ces dispositifs offrent de nouveaux régimes de visibilité, mais aussi de lisibilité, il est donc important qu’ils apportent du sens, et pas seulement qu’ils nous fassent éprouver des sensations.

Caroline CHÂTELET

(*) La journaliste précise n’avoir aucun lien de parenté avec Claire Châtelet.


Conférence de Claire Châtelet réalisée le 4 avril 2018 au Forum des Images, à Paris



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