Raymond Radiguet, l’urgence de vivre
Dans Brillant comme une larme (Albin Michel), Jessica L. Nelson démonte certaines idées reçues et redonne à Raymond Radiguet une postérité, le réincarne avec des mots d’admiration et de respect, d’amour. Elle remet en lumière un génie, véritable étoile filante des Lettres, parce qu’il est vrai, comme l’écrivait Jean Cocteau, que « le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants ».
Le roman s’ouvre sur une séance de spiritisme, loisir en vogue à l’époque. La scène, véridique, réunit Georges Auric, Valentine et Jean Hugo, Jean Cocteau et Raymond Radiguet. L’esprit convoqué se montre réticent en raison de la présence de ce dernier, ses motifs ne sont cependant pas clairs. Il se montre vindicatif, très agressif et lui prédit une mort prochaine. Nous sommes en 1923, à six mois du décès de Raymond. Il a vingt ans.
L’auteur nous emmène ensuite en 1917, l’année des quatorze ans de Raymond Radiguet. Il vit encore à Saint-Maur-des-Fossés avec ses parents. Son père est caricaturiste mais ne se fera jamais vraiment un nom, sa mère s’occupe d’une famille sans cesse plus nombreuse. Le milieu est modeste, serein et heureux. Son père l’a tôt éduqué à la littérature et à la poésie. Raymond possède un bagage culturel et intellectuel impressionnant pour un garçon si jeune, en décalage complet avec ceux de son âge. Il bouillonne d’impatience, a un appétit infini pour l’avenir. Il rêve d’une vie d’artiste bohème, de s’étourdir dans les plaisirs coupables. L’écriture est déjà pour lui un élan quotidien ; il a toujours les poches emplies de bouts de papiers chiffonnés noircis de poèmes. Il a le désir tenace de rencontrer Apollinaire, un maître à ses yeux.
1917 est l’année de l’éveil des sentiments, plus encore de la passion irrésistible. Au premier regard, il est amoureux d’Alice Saunier, une institutrice de vingt-quatre ans promise à Gaston Serrier parti au Front. Raymond n’en a cure, il a envie de la dévorer, de s’en repaître. Il est ardent : il aime, il veut, il prend. Peu importe les on-dit et le danger, la vie vaut tous les risques ! Sans empressement, avec mille ruses, le charme de son intelligence, il parvient à la faire succomber. C’est si délicieux !
L’auteure rend à merveille ce basculement dans l’amour fou, celui qui fait fi de la raison et de la tiédeur.
« Ils ont dîné, bavardé, flirté, dégusté un digestif sur le canapé près de la cheminée. Aurait-elle dû refuser de s’allonger, alanguie par l’alcool et les bons mets, sur le tapis moelleux ? Toujours est-il que Raymond n’a pas hésité à la rejoindre, à s’installer à plat ventre, et à y continuer leur discussion jusqu’à ce qu’ils en oublient le sujet. Puis leurs lèvres se sont réunies, enfin. Raymond a saisi l’institutrice, qui a feint la surprise, dans ses bras, avec autorité : cette fois, elle ne se déroberait pas. Elle était à lui, pour une nuit. Si elle le voulait. Le voulait-elle ? Elle ne faisait pas que le vouloir, tout son corps exsudait l’envie d’être pétri, pénétré, bercé. »
Raymond est un séducteur né, et pas seulement des femmes.
« Il prend conscience qu’il est un séducteur né. Il a séduit ses parents qui lui ont donné en retour la liberté d’être un homme à quatorze ans. Il a séduit Alice qui lui a offert sa loyauté et l’a payée deux fois en tombant enceinte, peut-être de lui. Il a séduit Salmon, Jacob, Cocteau qui l’ont introduit dans un monde inaccessible. Il séduit les femmes pour les allonger, les hommes pour les dominer. Raymond se sent tout à coup gonflé de puissance. Il va bouffer le monde. Être reconnu. »
Il veut être autonome, rêve grand et possède l’audace pour y parvenir. Il frappe aux portes, d’abord celle d’André Salmon, journaliste et critique d’art avec lequel travaille son père. Il lui propose des caricatures qu’il signe d’un pseudonyme, Rajky. Il se bâtit vite une réputation professionnelle qui lui ouvrira d’autres salons. Il a la rage des gagnants et devient vite l’intime de Salmon qui le présente à Max Jacob et, dans la foulée, à Jean Cocteau.
Jean Cocteau, la coqueluche des soirées, l’éternel amoureux, sera fasciné par ce beau jeune homme façonné d’intelligence. Il voudrait être l’amant, il sera l’ami, le protecteur, le canalisateur de l’énergie folle de Raymond dont il a vite perçu le talent et le devenir prometteur. Il l’introduit auprès du Tout-Paris, le fait connaître aux artistes dans le vent. Il l’emmène en villégiature pour le dérober à la ville cannibale, pour lui faire retrouver une tempérance et ce calme nécessaire à la création.
Mais Raymond est un feu-follet indomptable, turbulent et gourmand qui aime s’enivrer d’alcools et d’opium, cherchant à y noyer ses fantômes et ses cauchemars. Il est depuis toujours écartelé entre une énergie vivifiante et entraînante et des doutes coriaces. Il se désespère de l’indifférence, préfère être critiqué plutôt qu’ignoré. Cocteau l’accompagne dans son écriture, le soutient à chaque instant, apporte une discipline certaine à celui qui a un penchant pour l’école buissonnière. Il manœuvre pour que Bernard Grasset le prenne dans son écurie. Le Diable au corps séduit l’éditeur, il en apprécie la fougue, le style et le sujet est sulfureux. Cent mille exemplaires seront vendus en trois semaines ; Raymond deviendra pour la presse « Bébé cadum ». Il scandalise, il ravit, il émeut, il agace. Son premier roman est une bombe de fraîcheur, de génie teinté de cynisme. La voie vers la gloire est d’or. Il faudra désormais se surpasser pour être désiré encore. Mais la vie, plutôt la mort, en décide autrement en ce 12 décembre 1923, lorsque Raymond s’éteint d’une fièvre typhoïde mal diagnostiquée, laissant le monde abasourdi.
Jessica L. Nelson rend à Raymond Radiguet l’authentique postérité qui lui est due, non celle de l’unique roman, mais aussi celle de l’auteur de nouvelles, de poèmes, d’essais, de pièces de théâtre, de lettres. En mêlant faits historiques et faits inventés, elle nous dessine le portrait d’un jeune homme à l’âme emplie de mystères, d’une maturité rare – Cocteau disait de lui qu’il était « un vieux sage » –, hors ligne, hors norme. Il eut vite les idées claires sur son écriture : « Que la clarté est la condition première du style. Qu’il n’y a rien de plus dur que de faire simple. Qu’il ne sert à rien d’être original, il faut être soi-même. » Il fut un flamboyant impatient qui vivait chaque seconde intensément pour chasser les idées sombres et les dévorations. C’est pour cela qu’il tutoyait la mort dans une valse mi-jeu mi-tragédie, la provoquant incessamment dans une fuite en avant de tous les excès.
Ce roman est une réussite par son ton heureux, tendre et vivant, par son sujet éternel de modernité : il s’agit d’aimer ardemment et de laisser une trace de nous.
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Jessica L. Nelson, Brillant comme une larme, Albin Michel, 2020, 308 p., 19,90 €
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