Quitter le théâtre

Quitter le théâtre
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »

*

 

Cinq ou six acteurs et un tréteau suffisent à représenter l’univers.
Cervantès, cité par Copeau

 

I

Je roulais droit vers l’Est, roulant bénignement sur des milliers de morts dans la lumière d’automne, et songeais à la pièce à écrire, et à ces problèmes aujourd’hui, que tous, nous avons à l’actualité.

Et je rêvais à écrire entre deux chefs d’État – ces États étant imaginaires – une correspondance alerte, érudite et crétine, amoureuse et viciée, dans une langue perdue.

Chercher l’écart, en somme. L’actualité, nous la trouverons bien, de toute façon. Elle est là. Nous en sommes. Et c’est un cauchemar.

L’actualité. Nous y ramenons tout. Rien ne doit y échapper. De n’importe quelle œuvre, nous faisons commentaire, et non pas interprétation.

Je me demande s’il existe aujourd’hui chose jugée plus ringarde que l’interprétation. Nous sommes tous des créateurs et peu importe que nous pensions tous la même chose et l’exprimions si mal. Mais enfin, il faut bien dire ce qu’il faut dire… c’est le seul moyen, demande après demande, soumission après soumission, d’être encore autorisé de parler. Cela revient à ne rien dire ?… Et alors ?…

Rien n’échappe à l’actualité. Même Shakespeare. C’est ce que je me disais, en entendant dans la radio Thomas Ostermeier et Olivier Cadiot, devisant de leur nouvel opus La Nuit des rois, de Shakespeare, à la Comédie-Française. Shakespeare, d’ailleurs, je l’apprends au passage, pensait comme Judith Butler. Bon. Mais sans anachronisme, hein, comme prend soin de le préciser la journaliste.

(Je dois confesser ici que je ne voue pas au patron de la Schaubühne l’admiration dont il semble presque obligatoire, dans un certain milieu, de faire montre à la simple évocation de son nom ; au contraire, je lui dois d’avoir vu, dans la Cour d’honneur du Palais des papes, il y a dix ans déjà, le Hamlet le plus stupide et le plus laid qui se puisse concevoir. À ce point que même Vincent Macaigne, trois ans plus tard dans la même ville, malgré tous ses efforts – hémoglobine à gogo et gueulage de l’intégralité du texte –, avec Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, adaptation d’Hamlet, donc, ne parviendra pas à faire pire.)

Rien ne doit échapper à l’actualité, donc. Même Mozart. C’est ce que je me disais en me souvenant, par enchaînement d’idées, d’avoir lu récemment qu’une metteure en scène australienne, Lindy Hume, voulait, à la fin de l’opéra, faire venir deux cents femmes nues – tu parles d’une statue du Commandeur ! – pour se venger de Don Giovanni. Parce que, dit-elle, « le mouvement #MeToo apporte un nouveau regard sur cette œuvre ». Que sont donc Mozart et Da Ponte, comparés à la pensée (osons le mot) du mouvement MeToo ?…

Si ce n’est pas un problème de modifier la fin, dans Don Giovanni comme dans Carmen, je ne vois pas pourquoi c’en serait un de modifier, dans la foulée, le début et le milieu, de changer le livret et de jouer une autre musique – un peu de rap, d’ailleurs, ne serait-il pas fort bienvenu, dans ce « dépoussiérage » ?… Pourvu que l’on puisse conserver le titre très connu et le nom du compositeur, qui sont assez vendeurs et garantissent la production.

La tyrannie de l’actualité fait que chacun veut être créateur et finit perroquet répétant ce qu’il écoute (et à la fin, surprise ! ce sont les grands médias qui semblent écoutés avec une ferveur religieuse, et non pas les génies des siècles passés, qui ne nous doivent servir que de pré-textes à tartiner des éditos scénographiés hyper-originaux) et ce en quoi il croit : le plus souvent, la doxa de l’époque, dans une syntaxe en merde. Universel reportage, toujours de parti pris, confinant à la propagande.

Je ne donne ici, volontairement, que des noms un peu connus de l’époque.

Je pourrais par ailleurs faire ce même constat de psittacisme esthético-journalistique chez les artistes des réseaux inférieurs du système culturel français, qui ne se trouve de légitimité qu’à imiter les riches réseaux supérieurs, mais avec les miettes pécuniaires qu’on leur laisse, ou qu’on leur jette avec un mépris qu’il serait malséant de qualifier d’humanitaire.

Nous ne voulons plus que parler de notre époque, nous ne voulons plus parler que de nous. C’est un nombrilisme géant. Nous ne faisons, sous couvert d’ouverture, que toujours réduire l’écart.

Le fait passe même inaperçu, ou presque, que les grands auteurs du passé ne traitaient presque jamais frontalement leur époque, et qu’ils cherchaient l’écart. Par la fable, la métaphore. Nous sommes bien plus malins : en supprimant l’écart, nous rabattons sur nous le passé, nous supprimons le passé. Qu’il est doux d’être un grand créateur, et tous ensemble nous avons raison tout seul. Nous supprimons la différence, mais en gueulant que rien autant qu’elle ne nous importe. C’est à n’en pas douter un coup de génie. D’ailleurs, nous sommes des génies. C’est certain.

Voilà ce qu’en somme je me disais en roulant vers l’Est.

Afin de ne pas donner dans la critique sans contrepartie, je dirais encore que le seul, à ma parcellaire connaissance, et peut-être le dernier, qui conserve avec cet écart dont je parle un rapport fondamental, c’est Christian Schiaretti, l’actuel patron du Théâtre National Populaire et mon vieux maître – avec lequel, aussi, j’ai bien sûr quelques désaccords de fond, qui, ici, n’importent pas. Il est l’un des derniers, donc, à placer avant tout la langue, notamment les vers français, du théâtre baroque au vers libre de Claudel en passant par Hugo et le romantisme, et à tenir que le metteur en scène, en somme, est un interprète à la fois au service d’une œuvre plus grande que lui et d’un public – de l’érudit au béotien – que l’on ne respecte réellement qu’en lui demandant l’effort d’aller vers cette œuvre complexe qu’on tente humblement de clarifier pour lui.

Je me disais aussi que cette position-là, celle de l’interprète, du metteur en scène comme interprète, est à peu près perdue aujourd’hui.

Je me disais donc, roulant bénignement sur les morts dans la lumière d’automne, qu’il fallait quitter le théâtre, ou ce qui passe aujourd’hui pour lui, tant il me semble que c’est le théâtre, au fond, qui s’est quitté lui-même, qui sous nos yeux se suicide, emporté dans cette immense vague de destruction civilisationnelle.

Puis j’ai pensé à Jacques Copeau, moins à sa grande tentative du Vieux-Colombier ou à son passage aux États-Unis qu’à son départ en 1924 pour la Bourgogne.

Parvenu à destination, j’ai trouvé – c’en est presque étrange – dans une librairie une petite anthologie de Copeau, publiée en 2011 chez Gallimard. Elle coûte moins cher qu’un paquet de cigarettes et lave bien mieux la tête.

II

Il est difficile de parler de ce petit livre d’une cinquantaine de pages, Anthologie subjective, parce que la première envie est de le citer largement.

Ce petit livre est une leçon, au sens où Jean Vilar employait ce terme, découvrant la publication par René Sieffert en 1960 de La tradition secrète du Nô de Zéami (né en 1365).

De fait, il s’ouvre ainsi :

Un théâtre, parce qu’il n’y en a pas.
Reprendre possession des chefs d’œuvre.

Comme ce livre est composé d’un choix de textes, principalement empruntés aux sept volumes des Registres publiés chez Gallimard, cet incipit sonne comme un programme ; et vraiment c’en est un.

Fondateur, avec André Gide et quelques autres, de la Nouvelle Revue Française en 1908, metteur en scène en quelque sorte d’avant Louis Jouvet – dont il fut le maître –, Copeau peut paraître loin, engoncé dans le noir et blanc de la première moitié du XXe siècle ; en vérité, et chaque page de cette véritable incitation à lire les Registres le prouve, Jacques Copeau et son théâtre se tiennent devant nous, non pas comme l’endroit où nous allons, mais comme l’endroit où nous pouvons encore aller, mais au prix seulement d’une colossale purgation salutaire – dont la plus connue sans doute, celle du décor, n’est peut-être pas réellement, si nécessaire soit-elle, de nos jours, la toute première à opérer (mais c’est idiot : tout est à opérer en même temps).

Un exemple, qu’il sera vraiment facile de transposer à notre merveilleuse époque :

Tenir pour telle ou telle formule décorative, c’est toujours s’intéresser au théâtre par l’à-côté.

Se passionner pour des inventions d’ingénieurs ou d’électriciens, c’est toujours accorder à la toile, au carton peint, à la disposition des lumières, une place usurpée ; c’est toujours donner, sous une forme quelconque, dans les trucs. Anciens ou nouveaux, nous les répudions tous.

Ses considérations sur ce que peut et doit être selon lui le théâtre laissent voir à chaque fois combien il n’a pas été lu, écouté, compris ; plus grave encore, combien les œuvres dramatiques, classiques et, disons, récentes, ne sont pas lues, écoutées, comprises. Ses considérations sur ce qu’est le théâtre de son temps, qui nous semble si ringard et si loin, ce théâtre contre lequel il s’élève et au-dessus duquel il élève, elles, n’ont pas pris une ride – au point que l’on se prend parfois à sourire ou à rire des gifles qu’à travers le temps il administre aujourd’hui à nombre de têtes à claques qui tiennent le haut du pavé.

Il est en effet très facile de développer une mise en scène. Très facile de multiplier les signes du spectacle, même avec une certaine discipline de moyens qui donne l’illusion de l’harmonie. Très facile d’inventer mille choses plaisantes ou sensationnelles à propos ou à l’extérieur d’un chef d’œuvre littéraire.

Ce qui est difficile, ce qui est la marque de l’art et la preuve du talent, c’est d’inventer au-dedans, c’est d’emplir de réalité, de saturer de poésie tout ce qui se fait et dit sur la scène, sans jamais outrer la signification, sans jamais déborder ce que j’appelle « la pure configuration des chefs d’œuvre ».

Voilà. En quelques lignes, c’est toute la production actuelle de « spectacles vivants » qui vient de se faire sortir du champ du théâtre ; et dans quelle langue !

Rien n’est plus terrifiant qu’un metteur en scène qui a des idées.

Son rôle n’est pas d’avoir des idées, mais de comprendre et de rendre celles de l’auteur, de ne les forcer ni de les atténuer en rien, de les traduire avec fidélité dans le langage du théâtre. Et que faut-il pour cela ? Il faut savoir lire un texte.

Se pourrait-il que lire un texte n’ait rien à voir avec lui faire dire, cracher et rendre gorge ce que nous pensons, nous, ou croyons penser quand nous récitons les formules toutes faites de l’époque ? Se pourrait-il que lire un texte soit un art, et précisément le fondement de l’art théâtral ?

Mais est-il possible de revenir en arrière, de singer la naïveté, le dénuement primitifs ? Je dis que cela est une nécessité. Il n’y a donc pas de grimace. Il faut. Tout brûler. Que rien ne subsiste plus. Non pas modifier, améliorer, élaborer. Mais supprimer.

Voilà qui est tout de même beaucoup plus radical que toutes les audaces convenues dont aime à se parer l’époque, que ces volontés de choquer et provoquer si promptes à s’offusquer que des gens soient choqués ou provoqués par un déluge de bran certifié authentique par je ne sais quelle légitimité que donnerait magiquement au rebelle l’octroi de subventions publiques.

Les pages sur Molière et celles sur Shakespeare ou Chaplin sont elles aussi extraordinaires d’intelligence et de simplicité.

Celles sur Molière en tout cas, et l’on sait combien il fut important à Copeau, donnent autant envie de se replonger dans l’intégralité de l’œuvre que de filer lire le merveilleux Registre qui lui est exclusivement consacré.

Mais où Copeau me semble le plus raffiné, le plus somptueux en un mot, c’est dans cette note si difficile à entendre aux amateurs de bruit que nous sommes tous devenus, et que je qualifierais de « japonaise » (mais cela tient peut-être à ce qu’il évoque le Nô à la page suivante), écrite en 1917 pour une conférence aux États-Unis qui porte ce beau titre : “The Spirit in the Little Theatres”.

La technique de l’interprète dramatique ne doit pas être développée au-delà d’une certaine limite. Aussitôt qu’il se sent capable de trop exprimer, il devient un virtuose. Il n’est plus le serviteur de son art. Il joue de ses moyens. Il se joue de lui-même. L’interprétation sincère et respectueuse doit avoir la qualité du drame interprété, mais elle doit lui demeurer inférieure en degré, elle doit rester en-dessous de lui d’un demi-ton. Je veux dire que, pour donner un plaisir poétique complet, l’interprétation doit laisser planer au-dessus d’elle quelque chose de supérieur à elle, d’intangible, qui est l’esprit impalpable du drame, qui est la présence indicible de l’âme du poète.

Une phrase, pour finir. Une phrase qui d’abord laisse rêveur et finalement donne espoir, au milieu des ruines et des déprédations, tant elle semble inciter à penser que les artistes essentiellement narcissiques de notre époque spectaculaire (dans leur folie des prétendues « dramaturgies non textuelles » comme dans le singulier appauvrissement de forme et de fond dont attestent la plupart des pièces écrites aujourd’hui et qui témoignent seulement de la dégradation du poème dramatique en journalisme « monodialogué »), n’ayant réellement plus rien à dire qui requerrait une forme supérieure du Dire et masquant cela sous des tombereaux de bavardages divers, ont vaguement conscience malgré tout qu’ils ne sont pas en capacité d’adresser quoi que ce soit qui mérite d’être conservé dans une forme pensée à ceux qui leur succéderont.

Le texte seul compte. Il n’y a que le texte ! C’est seulement par le texte qu’un homme de 1660 pourra faire signe aux hommes de l’an 2000.

Pascal ADAM

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