Qui a mis le feu à la cathédrale ?
En ce début d’été, quittons les grands enjeux artistiques et de l’économie sociale et solidaire pour ouvrir une page d’histoire culturelle. Moment détente et découverte, entre patrimoine et actualité, entre France et Québec.
Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski
Le lundi 24 juin 2019, nous avons célébré la fête nationale du Québec, qui coïncide peu ou prou avec le solstice, c’est à dire la Saint-Jean, et en l’occurrence la Saint-Jean-Baptiste. Chaque année, je donne à cette occasion une petite causerie en l’église Saint-Jean-Baptiste-de-Belleville, dans le vingtième arrondissement de Paris. En référence à l’incendie qui a frappé la cathédrale Notre-Dame le 15 avril dernier, j’avais choisi cette année d’évoquer un événement comparable, qui s’est produit à Québec en 1922. J’en ai anticipé quelque peu le centenaire – de trois ans – mais l’actualité oblige ! Et je vous livre ici, chers lecteurs et très chères lectrices, un résumé de cette conférence.
Dans la nuit du 21 décembre 1922, donc peu avant Noël, la cathédrale Notre-Dame de Québec, qui venait d’être rénovée à grands frais, est détruite par les flammes. L’émotion est d’autant plus vive que l’année a été émaillée d’autres incendies tragiques. Pourquoi le mauvais sort s’acharne-t-il ainsi sur la malheureuse nation canadienne-française ? L’opinion cherche à comprendre, la rumeur enfle, plusieurs tentatives d’explication sont avancées. Aucune ne sera confirmée.
Cette Notre Dame peut-elle être comparée à celle de Paris ? L’ancienneté ne se mesure certes pas, en Amérique du Nord, à la même échelle que sur les rives de la Seine. Sa construction commença en 1647 ; à l’époque, toutes les églises du continent étaient en bois. Elle fut gravement endommagée par le bombardement anglais de 1759. Reconstruite et embellie, elle fut élevée au rang de basilique mineure en 1874. Selon quasiment tous les critères auxquels on peut avoir recours, elle faisait figure, en 1922, de plus ancien et de plus prestigieux édifice chrétien nord-américain.
L’hebdomadaire l’Étoile du Nord dresse ainsi le bilan du désastre :
La vieille basilique de Québec […] a été complètement détruite par un incendie au cours de la nuit du 21 décembre. Le feu a éclaté vers minuit et en moins de deux heures tout le temple avec ses richesses, dont on n’a absolument rien sauvé, était un amas de ruines. Le lendemain, on ne voyait plus de cet édifice historique qui attirait l’attention des milliers de touristes qui visitent Québec tous les ans, que les murs calcinés et le clocher tombé en travers de la rue Buade.
Ce sont quatre membres de la législature, revenant du Parlement, qui les premiers aperçurent les flammes et donnèrent l’éveil […] À l’arrivée de la brigade des pompiers, le feu faisait rage à l’intérieur et lorsqu’on eut enfoncé les portes et les fenêtres, les flammes enveloppèrent la bâtisse toute entière. Il fut impossible de sauver quoi que ce soit, et toute l’attention des pompiers dut être concentrée à empêcher les flammes de se propager au séminaire.
Mgr Laflamme, curé de la Basilique, les vicaires et membres du clergé de l’archevêché, accourus sur les lieux, tentèrent tout pour sauver les ornements sacrés et les tableaux de valeur, mais ce fut peine inutile. Les Saintes Espèces cependant purent être sauvées, grâce a un jeune employé de l’hôtel des postes, qui réussit à pénétrer dans le sanctuaire en passant par le séminaire, et qui revint avec le vase sacré. Le presbytère de la basilique, de même que le soubassement de l’archevêché ont subi des dommages par l’eau, mais le feu n’y a causé aucun ravage. Les flammes se sont confinées à la basilique, où le désastre est suffisamment grand.
La basilique venait d’être restaurée à grands frais. Grâce dévouement de Mgr Laflamme, on avait terminé la décoration intérieure du temple, et procédé à diverses autres améliorations qui avaient coûté $90,000. Les pertes, si l’on inclut les tableaux, les reliques, les ornements et habits sacerdotaux de grand prix que renfermaient les sacristies, se chiffreront probablement à près d’un million de dollars. La basilique était assurée pour $210.000, non compris l’assurance mutuelle des fabriques.
Quelques remarques sur ce texte. L’archevêque de Québec s’appelait bien à l’époque Mgr Eugène Laflamme, ce n’est pas un gag. Buade était le premier nom du gouverneur Frontenac. Enfin, vous aurez remarqué l’insistance du journaliste à tout ramener à un montant de dollars. Ce travers nord-américain du « plus c’est cher, donc plus c’est beau, plus c’est précieux » qui nous horripile, surtout lorsqu’il s’agit d’art, de culture ou de sacré, était déjà bien présent dans les mentalités il y a un siècle.
Le même journal égrène, dans son éditorial, les multiples incendies qui ont frappé la province au cours de cette année 1922, au premier rang desquels celui de l’Université de Montréal, légitime orgueil de la population catholique canadienne-française de la métropole et de la province, et ces immenses feux de forêt qui ont détruit entre autres la ville épiscopale de Mgr Latulippe, l’évêque d’Haileybury qui vient de mourir, et cette grande conflagration qui a récemment réduit en cendres les trois quarts de la ville de Terrebonne, et jeté sur le pavé plus de deux cents familles.
Mais la plus douloureuse de ces catastrophes, à laquelle celle de Notre-Dame de Québec semble répondre comme en écho, est la destruction par le feu de la basilique Sainte-Anne de Beaupré, survenue le 29 mars. Ce haut lieu de pèlerinage, situé en aval de Québec près des chutes de Montmorency, fut fondé en 1658 par des marins bretons sauvés d’un naufrage, puis maintes fois agrandi jusqu’à l’installation des Rédemptoristes en 1878 et son élévation au rang de basilique en 1886. L’incendie qui se déclara en plein jour permit à un photographe de saisir sur sa pellicule la chute de l’un des deux clochers, et cette scène présente des similitudes frappantes avec celle, que nous avons tous en mémoire, de la chute de la flèche de Notre Dame de Paris.
En 1922, la photographie était encore un art difficile. Il était impossible de fixer un incendie de nuit, face à la lumière. Les vues que nous avons de Québec furent prises le lendemain, sous la neige. Elles nous révèlent un spectacle de désolation. L’intérieur de la cathédrale, privée de toiture, n’est que ruines enchevêtrées. Et cependant la reconstruction fut rapide. Mais les causes de l’incendie demeurèrent inconnues.
On pense naturellement au gaz, ou à l’électricité, responsables d’une grande proportion des incendies urbains de l’époque. Les techniques utilisées pour alimenter les bâtiments étaient encore très rudimentaires, et le rude hiver québécois ne pouvait qu’aggraver les risques de rupture de canalisations ou de courts-circuits. Mais, selon la presse, Mgr Laflamme n’y croyait guère, car les travaux d’alimentation de la cathédrale auraient été, selon lui, minutieusement surveillés. De même, il démentit les rumeurs selon lesquelles il aurait fait l’objet de menaces. Il lui aurait cependant été rapporté que d’autres prêtres en auraient reçues, prédisant l’incendie de la basilique…
Reste la piste criminelle, ou complotiste. L’Étoile du Nord ne l’exclut pas, bien au contraire :
Il est difficile de croire que dans tous ces incendies successifs dont nous venons de parler, l’enquête n’aurait pu établir une ou deux causes, s’il n’y avait pas eu quelques actes criminels. Surtout lorsque l’on sait que tous ces incendies coïncident singulièrement avec l’entrée au Canada d’une société secrète, comme d’autres journaux et nous-mêmes d’ailleurs l’annoncions il y a quelques semaines. Le Ku-Klux-Klan que l’on a surnommé les « Chevaliers de l’Ombre » a sa ramification dans l’Ontario. Cette société de ténèbres qui dit posséder un pouvoir invisible fait actuellement des siennes aux États-Unis, malgré qu’elle soit traquée partout par la police américaine. Deux de ses membres sont déjà recherchés sous double accusation de meurtre. En face du triste bilan des incendies que nous avons eus cette année, et des millions de piastres de dommages qui en résultent, les autorités canadiennes, à l’exemple des autorités américaines, doivent sévir contre cette secte dissimulée de vipères qui avoue même par ses chefs qu’elle n’agit que par un pouvoir invisible. Ce doit être suffisant pour en juger.
Il est un fait qu’en cette période les sentiments anti-catholiques étaient très présents dans certains secteurs de l’opinion protestante nord-américaine. Les émigrés irlandais en faisaient le plus souvent les frais, mais les Canadiens-Français pouvaient aussi jouer ce rôle. Ce n’était pas qu’un fantasme de minorité au comportement d’assiégé. Cependant aucune enquête sérieuse n’a pu mettre en évidence la culpabilité du Ku-Klux-Klan ni d’aucune autre secte extrémiste. Néanmoins, c’est dans ce climat qu’un incendiaire mythomane originaire du Wisconsin, nommé Raymond Kimball Marsden, va quelques années plus tard revendiquer les deux incendies de la basilique Sainte-Anne de Beaupré et de la cathédrale Notre Dame de Québec.
On n’a jamais su si les aveux de ce Marsden contenaient ou non une part de vérité. Ce qui est certain, c’est que ce drôle, ainsi qu’un de ses complices qui se faisait appeler Maurice de la Tour, présentaient un palmarès impressionnant de troncs pillés et d’églises catholiques incendiées, dans tout le Nord des États-Unis et pourquoi pas au Canada. Et que s’ils ont pu ne passer qu’une moitié de leur vie en prison, multipliant évasions et remises de peine, ce fut pour une certaine part grâce à la mansuétude de juges pour lesquels voler ou vandaliser des biens appartenant aux catholiques n’était pas si grave.
Lire les dernières chroniques de Philippe Kaminski
- Potence pour l’ennemi public : l’huile de palme ! (01/07)
- Sur une résurrection : le train de la réunification franco-suisse en marche (24/06)
- Inclusif, décent et durable : le Travail nouveau est-il arrivé ? (17/06)
- Une neuvième assemblée européenne… pour du neuf ? (2e partie) (10/06)
- Une neuvième assemblée européenne… pour du neuf ? (1ère partie) (03/06)
.
* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.