Que valent les politiques publiques de la culture ?
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les « politiques publiques de la culture » ? Moins de culture que de secteur culturel, malheureusement ! Telle est la limite de toute approche statistique qui réduit son champ de vision au secteur culturel, réalité qui en soi n’est pas culturelle. Mais le calcul du secteur culturel est incontournable pour notre monde gavé de chiffres, surtout à l’approche de présidentielles. Un nouvel ouvrage collectif en est la nouvelle preuve.
Dirigé par Yann Nicolas et Olivier Gergaud, il vient d’être publié par le Département des études de la prospective et des statistiques, présentant l’impact de diverses mesures récentes, de la grève des intermittents en 2003 aux diverses lois adoptées.
Si Profession Spectacle ne manquera pas de revenir sur cet ouvrage prochainement, nous reproduisons ici la présentation et la synthèse rendues publiques par le ministère de la culture.
PRÉSENTATION
En matière de culture, les pouvoirs publics interviennent dans les activités économiques des filières artistiques, culturelles et médiatiques, sous la forme de dépenses (subventions attribuées à de nombreux équipements, événements et acteurs du domaine), de mesures fiscales (crédits d’impôt et taux réduits de TVA), ou encore de dispositifs réglementaires. Ils interviennent également pour encadrer certaines professions culturelles et protéger les professionnels soumis à un régime d’emploi particulier, ou encore en soutenant les échanges internationaux de biens et services culturels.
Dans un contexte de contrainte budgétaire pour les collectivités publiques, les acteurs publics sont incités à évaluer les politiques mises en œuvre pour en mesurer l’efficacité. Comment et selon quels critères évaluer les politiques publiques relatives aux arts, à la culture et aux médias.?
La septième édition des journées d’économie de la culture et de la communication a été l’occasion, pour des chercheurs et des acteurs de la culture, de présenter et de discuter de nouveaux résultats d’évaluation sur l’impact de l’annulation de festivals subventionnés, de la loi Internet et Création, de politiques éducatives ou encore de la politique fiscale sur la diffusion des œuvres. Leurs contributions sont réunies dans cet ouvrage collectif sous la forme d’une dizaine d’articles synthétiques.
SYNTHÈSE
Google Trends : un outil pour l’évaluation économique d’événements culturels
L’outil Google Trends permet d’estimer l’audience d’un événement, d’un personnage, d’un sujet ou d’un lieu à partir des traces laissées par les recherches effectuées par les internautes en ligne. Les auteurs, Olivier Gergaud, Yann Nicolas et Victor Ginsburgh, proposent de mobiliser cet outil comme un indicateur de notoriété de plusieurs événements culturels (festivals de musique et capitales européennes de la culture) pour en déduire l’origine géographique probable de leurs visiteurs. Il est en effet possible de connaître, à partir de l’adresse IP, l’origine des internautes. Les auteurs, reprenant le cadre de raisonnement habituel des études d’impact économique de dépenses, trouvent que la majeure partie des visiteurs ont vraisemblablement été originaires des régions environnant les événements examinés. Cela conduit à penser que ces derniers ont attiré un volume limité de dépenses extérieures à ces régions, minorant ainsi leur impact économique.
Annulation des festivals d’Avignon et d’Aix-en-Provence en 2003 : des catastrophes économiques locales ?
Prenant pour point de départ l’argument économique volontiers convoqué par certains pour justifier la dépense publique en matière de culture, l’article s’efforce de mesurer ex-post l’impact économique de l’annulation, en 2003, des festivals d’Avignon et d’Aix-en-Provence en estimant la manière dont la fréquentation départementale et régionale auraient évolué en l’absence d’annulation (situation contre- factuelle.) La mesure de l’impact économique est établie à partir du nombre de nuitées hôtelières françaises et étrangères enregistrées dans la commune et le département, et comparé aux nuitées enregistrées l’année précédente et les années suivantes. Sur cette base, l’article conclut à une baisse des nuitées françaises, en partie compensée par une hausse des nuitées étrangères, et rattrapée les années suivantes, mais aussi à une compensation des coûts engendrés par l’annulation, largement supportés par la puissance publique (État et collectivités territoriales).
Quelle est l’efficacité des politiques publiques contre le piratage musical et audiovisuel ?
Cet article propose une évaluation des effets de la loi dite Création et Internet adoptée en 2009 dans l’objectif de lutter contre les échanges illégaux d’œuvres (musiques, films, logiciels) en ligne, et en particulier une évaluation macroéconomique de l’action de la Hadopi qui repose sur le principe de la réponse graduée, en incitant, par la dissuasion, les internautes à ne pas recourir aux échanges d’œuvres de pair à pair. L’article s’interroge sur son efficacité du point de vue de la perception qu’en ont les internautes : quelle est l’efficacité des avertissements envoyés par milliers et l’aspect pédagogique de la loi est-il bien perçu ? Une analyse statistique et une estimation économétrique des facteurs explicatifs de la probabilité d’être détecté en cas d’échange illicite de fichiers ont été menées en mai 2012 et montrent une méconnaissance des mécanismes de détection mis en place par la loi, corrélée à une surévaluation du risque réel d’être détecté et sanctionné.
Effets de la loi Hadopi sur les recettes des films en salle
Cet article présente une évaluation de l’impact de la lutte contre le piratage des biens cultuels en ligne mise en œuvre par la loi dite Création et Internet, et en particulier son effet redistributif sur le marché des films en salle. Au total, fin 2015, plus de 4 millions de courriels et de 400 000 courriers ont été envoyés suite à la détection de téléchargements de pair à pair. Lorsqu’une loi antipiratage est promulguée, une partie des consommateurs substituent leur consommation illégale en consommation légale, notamment en salle. On observe que la part de marché des films américains a augmenté de 9 % de 2010 à 2011, tandis que celle des films français baissait d’autant, et les auteurs estiment que les films américains auraient bénéficié d’une hausse des recettes comprise en 96 et 97 millions d’euros entre septembre 2010 et décembre 2011.
De plus, ce sont les jeunes consommateurs, âgés de 10 à 29 ans, les plus susceptibles de télécharger illégalement des films, qui sont plus souvent que les autres groupes de consommateurs allés voir des films américains en salle après l’application de la loi. L’article conclut ainsi que le piratage en ligne distord la répartition des revenus entre les films américains et les autres films, notamment français, et que la réglementation dissuadant le téléchargement illégal a indirectement influé sur cette répartition.
La réponse graduée : un modèle de simulation du cas français
Nombre de politiques publiques, dans le domaine des arts, de la culture et des médias, ont pour but de susciter un changement de comportement des Français. Cet article présente les résultats d’une simulation des effets du mécanisme de la réponse graduée mise en œuvre par la Hadopi à partir d’un modèle stochastique prenant 2012 comme année de référence et les observations quotidiennes d’échanges illégaux d’œuvres audiovisuelles faites par une société spécialisée dans leur suivi.
Du fait d’importants alés dans la collecte des adresses IP et dans l’envoi des messages, l’étude met en doute l’ampleur du changement de comportement annoncé entre l’envoi de la première puis de la deuxième recommandation aux internautes ayant téléchargé des contenus sur des réseaux de pair à pair : 85 % des internautes abandonneraient totalement la pratique illégale après réception du premier avertissement, 90 % à réception du deuxième avertissement, et 95 % à réception de l’éventualité immédiate d’une sanction. Plusieurs scénarios sont testés, sous l’hypothèse de changement de comportement, selon le nombre quotidien d’avertissements envoyés et le type d’adresses IP ciblées, avec des résultats plus ou moins proches de la réalité. L’outil pourra être utilisé pour simuler l’impact d’une modification du dispositif et gagner en efficacité.
Heurs et malheurs de l’évaluation dans les politiques culturelles
L’article propose une approche historique de l’évaluation des politiques publiques, une notion popularisée à la fin des années 1980 mais bien antérieure dans le domaine culturel (rapport Joffre Dumazedier sur les pratiques culturelles des Annéciens dans les années 1950). La progression de la demande de biens culturels correspondant à la montée en puissance de la civilisation du loisir, de la culture de masse et des industries culturelles et à l’essor des politiques culturelles ont contribué, dès les années 1960, à la nécessité de saisir les réalités socio-économiques relatives au secteur culturel et ont notamment conduit à la naissance du Service d’études et de recherches, ancêtre du Deps. L’article pointe les enjeux actuels de la dynamique d’évaluation dans un contexte où priment les indicateurs de performance : enjeu de connaissance, enjeu démocratique de partage et de mise en débat des résultats, et enjeu de mise en perspective des connaissances sur la culture.
Savoir évaluer les programmes d’enseignement artistique : le cas de Little Kids Rock
Missionnée par le National Endowment for the Arts, l’économiste américaine Kathleen Thomas présente la méthodologie mise en œuvre pour évaluer ex-post un programme d’éducation musicale au collège mis en œuvre dans plusieurs établissements défavorisés du Texas. Elle mobilise en particulier la méthode des différences de différences, régulièrement utilisée par les économistes évaluant des mesures de politique publique. Elle évoque aussi le projet d’une expérimentation aléatoire ou contrôlée ex ante à Philadelphie.
Consommations culturelles à l’ère numérique : quelle est l’influence de la politique fiscale ?
L’article expose les premières conclusions d’un programme de recherche européen (Riches) soutenu par l’Union européenne et destiné à évaluer l’impact d’une TVA réduite sur la consommation culturelle, dans les domaines du livre, de la presse, de l’audiovisuel, de la billetterie de spectacle. Les auteurs concluent à une corrélation positive : la réduction du taux de TVA, en abaissant le coût d’achat, agit sur la structure de consommation des biens et services culturels et constitue donc bien un levier de politique culturelle. Ce premier travail, à partir duquel les auteurs tirent quelques enseignements en matière de politique fiscale, est un préalable nécessaire à tout approfondissement pour estimer les effets causaux correspondants.
L’évaluateur évalué ou les politiques territoriales au miroir
L’article d’Emmanuel Wallon présente une perspective de l’évaluation du point de vue des collectivités territoriales qui se sont progressivement détachées du cadre évaluatif national pour privilégier des démarches participatives dans le contexte d’une grande proximité des différents acteurs culturels locaux concernés. Il pointe toutefois le glissement sémantique du concept à mesure de sa mise en œuvre, pour tendre vers une pratique d’audit de politique publique, au détriment de la concertation des acteurs.
Pass Cultura, Démos, Art en partage : trois projets d’éducation artistique et culturelle mis en œuvre et évalués par des collectivités territoriales
Ces trois articles sont consacrés à la présentation d’évaluation de dispositifs culturels :
- Pass Cultura, dispositif de distribution de chèques culture aux moins de 25 ans par la collectivité territoriale de Corse ;
- Démos : dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale mis en œuvre en Île-de-France, dans l’Isère et l’agglomération de Soissons et piloté par la Cité de la musique ;
- Art en partage, dispositif nantais d’action culturelle de proximité.
Ces trois exemples sont l’occasion de rappeler l’enjeu du partage de l’évaluation avec les différents acteurs du territoire.
En téléchargement :
Yann NICOLAS, Olivier GERGAUD (sous la dir. de), Évaluer les politiques publiques de la culture, coll. « Questions de culture », janvier 2017, 240 p., 12 €
Avec les contributions de : Maya Bacache-Beauvallet, Christophe Bellégo, Jean Berbinau, Karol J. Borowiecki, Thibault Brodaty, Catherine Colombani, Éric Darmon, Sylvain Dejean, Lucie Duggan, Olivier Gergaud, Victor Ginsburgh, Cécile Martin, Trilce Navarrete, Yann Nicolas, Romain de Nijs, Thierry Pénard, Jean-Pierre Saez, Kathleen Thomas, Catherine Veyrat-Durebex, Patrick Waelbroeck, Emmanuel Wallon.