Que pèse réellement l’Économie Sociale ?

Que pèse réellement l’Économie Sociale ?
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Quand on ne sait pas ce qu’on pèse, on ne pèse rien ! Alors, que disent les chiffres concernant l’économie sociale ? A-t-elle un réel poids dans la société française ?

Actualité de l’économie sociale
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Connaître, savoir mesurer la part que tient l’Économie Sociale dans la production nationale est une question qui, désormais, est régulièrement abordée dans les livres et articles de portée générale qui ambitionnent de faire connaître ce secteur au grand public. Ce n’en est certes pas devenu la question centrale, mais au moins on la pose et c’est heureux, car ce ne fut pas toujours le cas. Loin de là.

Aux origines, c’était mon cheval de bataille. En tant que statisticien, j’apostrophais régulièrement les hiérarques de l’Économie Sociale, je ne me gênais pas pour fustiger leur ignorance des chiffres et leur insouciance devant leur cruelle absence :

Quand on ne sait pas ce qu’on pèse, on ne pèse rien ! Quand on ne sait pas se compter, on ne compte pas ! Pour exister face aux pouvoirs publics, pour être autre chose qu’une idée sympathique mais très accessoire, il faut savoir montrer ses muscles ! C’est la statistique qui donnera sa force à l’Économie Sociale ! Investissez dans le chiffre, et vous serez reconnus, vous aurez la puissance…

L’avons-nous répétée, cette antienne ! Je sentais en face de moi une grande indifférence.

Cause toujours, l’intello ! On t’aime bien, mais laisse-nous nous occuper des affaires vraiment sérieuses. Nous sommes élus, nous. Nous n’avons pas de budget pour des fariboles. Et d’ailleurs, si tu veux savoir, nous avons nos entrées chez le ministre. C’est un ami, il ne nous refuse rien. Nul besoin de chiffres pour le convaincre.

Derrière ces rodomontades emplies de suffisance, il était facile de comprendre que ces Messieurs jouaient sur plusieurs tableaux, et que l’Économie Sociale n’en était qu’un parmi d’autres, le dernier venu et pas le plus important. Je pense néanmoins qu’ils y croyaient sincèrement. Mais pas au point de brûler leurs vaisseaux, de faire une croix sur leurs autres engagements.

Ce lointain passé a laissé quelques traces. Certes, les protagonistes ont disparu, et les enjeux politiques se sont largement transformés. Les lacunes en matière de chiffres ont été partiellement comblées. L’Économie Sociale officielle, devenue ESS, peut s’estimer désormais reconnue, même si les acquis restent fragiles, même si elle reste invisible, ou quasiment, au niveau européen. Certes, le chiffre a perdu de son aura, de sa respectabilité ; il est devenu un objet de consommation courante, fongible, vite frelaté, qu’il n’est même plus besoin de rectifier quand il a été diffusé avec de grossières erreurs ou incompréhensions. Certes…

Mais si le contexte a profondément changé de nature, les réflexes des « porte-parole autorisés » de l’ESS sont restés peu ou prou les mêmes. La plupart d’entre eux portent un projet, d’ailleurs plus souvent écologique ou climatique que proprement politique, et entendent non pas servir l’ESS, mais s’en servir ! Ils cherchent à ce que l’ESS se mette avec armes et bagages au service exclusif de leur projet. Ce faisant, ils se fabriquent, non pas une ESS « sans rivages » selon la vieille formule de François Perroux reprise plus tard par Jacques Moreau, mais une ESS entourée de murailles, d’où sont exclus tous ceux que ledit projet indiffère, a fortiori horripile. Il ne faut pas s’étonner après de voir se former des chapelles étanches l’une à l’autre, mutuellement irréconciliables.

C’est une hérésie sur le plan des principes, et c’est totalement contre-productif sur le plan pratique. Et si cela continue, ce sera suicidaire.

L’Économie Sociale, on ne le rappellera jamais assez, n’est pas une maison de « bonnes » intentions alignées sur un credo commun, mais la réunion d’entreprises fonctionnant sur un corpus de règles assurant la solidarité entre les sociétaires et la prépondérance de l’activité sur le capital. Chacune de ces entreprises fait ce que ses sociétaires veulent qu’elle fasse, et non ce que des moralistes extérieurs voudraient lui imposer de faire. Les sociétaires sont souverains dans leur entreprise. C’est un principe fondateur essentiel.

Bien entendu, on ne devient pas sociétaire par hasard. Si l’on n’est mû que par la cupidité, l’avarice ou le désir de domination, on a peu de chances d’accepter les contraintes du sociétariat. Dans leur très grande majorité, les gens qui s’engagent activement dans une entreprise d’Économie Sociale ont le souci de servir le bien commun. Ils vont donc a priori rejeter la corruption, s’efforcer de ne pas trop polluer, offrir à leurs salariés les meilleures conditions de travail. Mais ce doit être « chacun à sa manière ». Aucun ayatollah autoproclamé ne saurait s’arroger le droit moral de dicter à une assemblée générale ce qui est bien et ce qui est mal.

Ces attitudes d’exclusion au nom de principes qui ne sont que des préférences idéologiques ont bien entendu des répercussions sur les chiffres. Quand on ne veut compter que les « purs » il est difficile de revendiquer les effectifs des « impurs ».

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Ma dernière estimation argumentée est vieille d’une quinzaine d’années ; elle me conduisait à une fourchette allant de 6,5 % à 7 % du PIB. Il est vraisemblable que le seuil des 7 % ait été franchi en 2019. On est loin en tous cas des 10 % revendiqués par les optimistes impénitents, y compris sur les bancs de l’Assemblée, au moment des discussions de la loi Hamon.

Il faut prendre garde qu’une progression de ce chiffre, si tant est qu’on sache un jour prochain en mesurer la variation annuelle avec une fiabilité suffisante, ne serait pas forcément une bonne nouvelle. En effet, en cas de grave crise conduisant, comme en 2020, à une forte chute du PIB, le gonflement subséquent d’une « économie de réparation » relevant pour l’essentiel de l’ESS se traduirait, par un double effet de ciseau, par une embellie apparente de l’Économie Sociale, alors que nul ne peut souhaiter une telle perspective.

Dans d’autres pays ayant fait un effort statistique significatif, le chiffre final se situe aux abords de 3 %, en raison d’un contexte historique et juridique différent du nôtre, par exemple lorsque les équivalents de nos poids lourds de la banque, de la mutualité ou de l’action sociale y font partie du secteur public. C’est également le chiffre affiché dans le canton de Genève ; mais là-bas, c’est à la suite d’un choix délibéré que les « grosses coopératives historiques » helvétiques ont été exclues du champ, car elles auraient « trahi leurs valeurs fondatrices » en s’alignant sur les pratiques de l’économie capitaliste. C’est ce que naguère on appelait en France l’isomorphisme, mais le terme semble être passé de mode.

Isomorphisme ou pas, le calcul des Genevois suggère le chiffre qu’on obtiendrait chez nous si l’on suivait à la lettre les exigences des zélateurs du climatiquement correct.

Avec 10 % (l’esbroufe), avec 7 % (la réalité), avec 3 % (le château cathare), on ne diffuse pas le même message ; il faut choisir. De son côté, l’organe confédéral français des coopératives a fait le sien, maximaliste, et c’est osé.

Il faut rentrer un peu dans la technique pour en saisir les enjeux. On peut ne retenir que les sociétés ayant le statut coopératif : cela fait 300 000 salariés. On peut y ajouter leurs filiales à statut non coopératif : on passe à 600 000 ; c’est un jeu de vases communicants, le premier chiffre diminue quand une activité coopérative est filialisée, mais le second ne bouge pas. On peut aussi, c’est la troisième option qui est retenue par l’organisation professionnelle, ajouter les effectifs des entreprises sociétaires, et on passe alors à 1 200 000 salariés. Les enjeux ne sont pas minces.

Il faut savoir raison garder, et des reclassements conformes au bon sens ont été précisés depuis fort longtemps. La seconde option s’impose partout, sauf dans la banque ; on ne peut accepter dans l’ESS, ni le CIC (filiale du Crédit Mutuel), ni le Crédit Lyonnais (filiale du Crédit Agricole), ni bien sûr Natixis (avant son prochain rachat par la BPCE). En revanche, toute activité autrefois coopérative qui a été externalisée, quelle qu’en soit la raison, doit rester dans le champ car elle est directement gérée par les sociétaires de la maison mère. La troisième option peut se défendre dans la coopération agricole, dans le transport routier ou dans la construction de maisons individuelles, mais certainement pas dans le commerce ; c’est la coopérative Leclerc qui est dans l’ESS, en aucun cas chaque magasin Leclerc.

Mais ces frontières fondées sur l’observation du fonctionnement réel des entreprises n’ont guère convaincu ni les minimalistes (l’INSEE) arc-boutés sur le respect inconditionnel des catégories juridiques, ni les maximalistes, pour lesquels plus grand sera le chiffre, plus triomphante sera la communication. Comme on le voit, le consensus est un art difficile.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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