QUARANTE JOURS – Poèmes à fragmentation
Chronique des confins (36)
Alexis Congourdeau
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Un jour, une écriture – Le confinement porte en lui-même une intimité, une profondeur dont peuvent se saisir les écrivains et les écrivaines, notamment de théâtre et de poésie. Nous les avons sollicités, afin qu’ils offrent généreusement leurs mots, leur écriture des confins… Derrière l’humour qui inonde les réseaux sociaux, il y aura toujours besoin d’une parole qui porte un désir, une attente, un espoir, du sens.
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Jour 1. Mardi 17 Mars 2020
(Matin) Dans deux p’tites heures, le désert humain ouvre une porte inédite.
Je sens ça d’ici : nous éprouverons que l’angoisse est haute
et nous saurons que sa tuyauterie est un passage.
(Soir) …et moi aussi (comme tout le monde) :
il me faudra assez rapidement
changer intérieurement de dimensions
pour me laisser aborder
par les avances de ce qui nous arrive.
Il y a dans les événements, une séduction de fond.
Un soir passé à la fenêtre, c’est très séduisant.
Jour 2
« Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ».
J’ai enfin compris ce matin le sens profond du titre de ce petit essai d’anthropologie urbaine. Comme s’il s’agissait d’un soin vital, G. Pérec voulait tout écrire en 1974 sur cette terrasse du Café de la Mairie devant le royaume agité de la Place Saint Sulpice. Il a jeté sur le papier le déversement automate de la vie moderne sur la table luxueuse du Quartier latin. Mais, ce matin, Paris est laissé vide et les gens épuisés sont restés chez eux, c’est-à-dire en réalité très loin de la ville. Un appartement, je me demande, si c’est dans la ville ou pas. A la rigueur, un balcon.
Jour 3
« …et si la force des choses ne l’avait mêlé à tout ce qu’il allait relater ». Mais quel idiot coriace je fais et c’est comme de l’occupation réellement masochiste mais ça ne pouvait plus attendre : je me suis mis à relire La Peste de Camus, une sorte de cinquième évangile du tragique humain. Je veux aller lire dedans comment le cœur des hommes s’y prend avec cette livrée brutale de destin. Je ne sais pas quel personnage va en moi l’emporter sur les autres.
Jour 4
Le poète dit seulement dans un système brusque d’aveux que le cœur d’un homme a parfois besoin d’une sorte d’aide extraordinaire, qu’il ne saurait prévoir. Me reverser ce soir l’amertume pétillante d’un nouveau verre de Pas-Du-Tout-Prévu.
Jour 5
L’abeille du matin
S’est endormi
Sur l’épaule de la ville
Et entre nous,
Disait-elle
mieux vaut
Que ça ne se sache pas.
Jour 6
Homme invisible
Parait que le confinement des corps augmente les dons d’ubiquité de l’âme. Drôle de loi. Une bonne psychanalyse offrirait de déchiffrer les coordonnées secrètes de son existence et dans quel espace du temps la psyché s’est encore retrouvée coincée hier soir.
Matisse, entre Jaune et Bleu avouait pour sa part qu’il s’était « cherché partout ».
J’essaierai demain de perdre mieux ma trace entre la cuisine et l’atelier.
Jour 7
Plutôt… l’implicite, le dessous des cartes, le fond des choses, le voilé, le mis au secret, le trop-lent, l’à-peine, le peu-crédible, le suspens qu’il y a dans tout amour, le très-passif, l’invérifiable, le fond de bouteille, le quasiment-impossible, le rythme d’une bougie, l’enseveli aussi, le manque d’éclat, le mystérieux, celui qui n’en dit rien, le non-dit, l’occulté, le poème quoi !
Jour 8
Comme un jeune taureau de Camargue qu’une mouche a piqué au museau
Ma nervosité me charge en permanence à l’endroit où je n’ai pas d’estime.
A situation inédite, émotions inédites. En effet, mon cœur très-Don-Quichotte me reste une belle inconnue qui fait au hasard la manche des baisers.
Je vais essayer de ne pas répondre tout de suite aux événements. Ça serait encore une fois se durcir, se braquer, faire semblant de tenir le coup.
Les événements ont peut-être besoin de quelques chairs suffisamment disponibles où ils puissent semer la botte de leurs questions. Mon front parait comme un carnet de feuilles blanches sur lequel le réel peut y aller franchement. Etty Hillesum a dit quelque chose comme ça. Mais je ne retrouve pas la référence. Je n’ai pas envie de retrouver la référence. De tête, ça fait : mon cœur était devenu volontairement le champ de bataille de cette époque.
(et j’apprendrais aussi à mes enfants que le bonheur, c’est quand la joie vient exprès jouer dans le jardin de la multiple peur).
Jour 9
Ouvre un peu les veines de l’avenir
Trie aussi les sensations du fléau
Comme cet ange agacé butinait à mon sommeil
Un fruit de rêve non-révé…
Mes sentiments ont encore grossi cette nuit.
Et je n’ai pas assez de mots pour leur donner le change.
Je désarticule sur le papier blême du silence
une âme bizarre qui trépigne dans la mienne.
Jour 10
Tu sais, j’ai encore failli t’aimer sur un coup de tête.
Promis, tu n’en sauras rien quand tu me fais tomber.
Une soirée un peu trop difficile.
Quand je ne sais plus quoi écrire, et puisque le cœur parle un dialecte chiffré, je recommence à m’aventurer dans les marais anglais du langage.
And tonight
Like you
I’m just a playful scare
Lost and Found
in the Isolated System.
Jour 11
Trois euros en poche pour finir le moi(s). J’ai dépensé trop d’argent chez le libraire le mois passé. Ça m’apprendra. Je ne sais pas ce que ça m’apprendra…. Et puis trois/quatre journaux tous les matins pour dévorer les articles, les entretiens, les analyses, les mises en gardes, les protestations jusqu’à nausée. Trois euros en poche, mais, je me nourris aussi dans la plainte qui s’épanouit dans la corbeille de l’écriture. Faut faire la manche en soi-même dans ce corps nommé Réservoir Infini.
Jour 12
Virologie Affective.
En ces temps de déraillement interne, il me reste encore dans la poche la clef d’un
poème-à-renverser-le-cours-intérieur-des-émotions.
(Soir) Occupation.
Renverse l’eau tiède de tes larmes
sur le feu qui s’en prend aussi à l’obscurité.
Jour 13
Frissons, Fébrilité, boutons grossiers sur le menton, fatigue impensable, et puis cette chose qui se nomme l’Equilibrant Ganglion de la Lymphe : il est devenu soudain hors-norme vers 5 heures du matin (une bonne grosse boule qui travaille). « Que m’arrive t’il ? » dit la pensée.
Je suis touché, je me défends. Je me défends sans le décider, sans la conscience. Je me défends à partir de ce que je ne domine pas dans mon corps. Il y a bien quelque chose dans notre corps qui est pour nous, qui fait tout pour nous, qui nous sauve. Ça se fait presque sans nous. Ça y va à fond du côté immunitaire. Il faut encourager un peu cette région de l’organisme qui n’est pas sous contrôle. Heureusement. Ça veut rester tel quel. Pas trop modifié. « Persévérance dans l’être » ? Voilà que Levinas vient aussi faire un tour dans mon « tomber malade ». Il raconte quelque part que c’est cette insistance qui invente les guerres. Le fait qu’on insiste, qu’on s’endurcit en son soi-même et pas d’un autre, qu’on tient place, qu’on la prend, on ne la laisse pas. Peut-être ma place est celle d’un autre à qui je l’ai subtilisé. Je ne sais pas…
Ce n’est pas si drôle que ça de tomber malade tout seul dans son petit deux pièces de semi-province. Ça va occasionner une aventure bizarre, je le sens. Ça ne sera pas exactement moi qui vais comater ou qui vais guérir. Mais une vie en moi qui est plus réelle que la mienne. (Ceci n’est pas de la mystique).
Jour 14
Mais, à y regarder de près, les fondations volatiles de ma créativité parisienne mélangent :
(Plus ou moins dans le désordre) une grosse boule au ventre, des vents d’Orient qui parcourent mes chevilles, trois poèmes paniqués de Paul Celan, une idée floue de ce qu’il se passe avant la vie et après la mort, des moines gelés que je dois sans cesse réveiller, trois mauvais anges qui assiègent les parois de mes plus beaux sentiments, la ville de Jérusalem enchainée dans le ventre de Montmartre, un acharnement à envisager toutes les tournures possibles de la réalité, les livres qui se sont entassés dans la bibliothèque transgénérationnelle du psychisme, des couleurs que m’a confié Nicolas De Stael, mes amis que je laisse suffisamment respirer dans mes poumons, la certitude enfantine que nous sommes déjà tous morts et ressuscités, et puis cette petite femme qui danse dans mon être sans le savoir.
Jour 15
C’est à mon tour. D’être atteint. De subir les assauts de ce virus chinois qui a voulu prendre ses vacances en Europe. Mort vivant, chaos debout, muscules sonnés, syndrome d’effondrement, lames de l’âme palpitée. Et cette petite sentence que me lance le SUR-MOI cruel : « Il va y passer ». Je n’ai que deux heures de petite lucidité par jour. Le reste du temps, on m’enfonce au fond de mon lit. La fièvre aiguise les préférences innées. Il y a un visage de femme qui me poursuit à l’intérieur d’une piqure de fièvre. Juste avant la tombée du soir sur le rebord de ma fenêtre, le chant d’un merle m’est un délice. J’entends une cloche qui fait battre les cartes du cœur. La fièvre augmente les capacités respiratoires de la sensibilité. Elle voit à mille kilomètres à la ronde. Je veux absolument connaitre Lisbonne et Las Vegas cette nuit. J’espère que mon trouble panique ne va pas reprendre du service pour augmenter le ressenti des symptômes. Il sait très bien faire, d’ordinaire : faire croire au pire. Faire vivre le pire. Lui donner du sang et de l’énergie. L’anxiété m’a pompé trop de sangs depuis que je suis né. Je demande un peu d’aide au Seigneur Destructeur des Scenarios.
Lire la suite : site d’Alexis Congoudreau
Enseignant en histoire, poète et photographe
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