Quand vous serez autorisé(e) à faire valoir vos droits à la retraite…
Qu’est-ce qui explique la réforme des retraites et l’obstination du pouvoir, alors que l’enjeu de la maîtrise du déficit n’est pas si important qu’on voudrait le faire croire ? Pour notre chroniqueur Philippe Kaminski, la réponse est claire : qui dit alignement des « régimes spéciaux » sur un régime unique, dit anéantissement de la puissance des syndicats de salariés. CQFD.
Actualité de l’économie sociale
Le second volet de ma chronique de début d’année consacrée aux perspectives économiques porte, actualité oblige, sur la question des retraites. On a l’impression que, là-dessus, tout a été dit, et redit ; mais aussi, à l’inverse, que bien peu de chose a été entendu. Je veux d’abord rappeler deux évidences incontournables :
- les cohortes atteignant l’âge du départ en retraite sont nombreuses, ce depuis bientôt une quinzaine d’années, et le resteront jusqu’en 2040. Chaque année, la population des plus de 65 ans s’accroît d’environ 250 000 unités, et cela ne faiblira pas avant longtemps. Donc, chaque année, la bataille pour l’équilibre financier du régime général est à rejouer, avec un handicap supplémentaire ;
- le temps politique n’est pas celui d’une carrière professionnelle, mais celui d’un mandat électif. Un ministre peut, tant qu’il voudra, évoquer des horizons à vingt ou trente ans ; ce n’est que de la gesticulation. Ce qui lui importe, c’est de tenir deux ou trois ans, au plus cinq, avec un déficit qui semblera maîtrisé. C’est ainsi que les réformes succèdent aux réformes, chacune s’affirmant plus « structurelle » et plus « définitive » que les précédentes.
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L’opinion est-elle dupe de cette comédie ? Pour une part, sans doute, car le niveau de la pension qu’on pourra toucher le moment venu est une question volontiers angoissante. Et le débat avive cette angoisse plus qu’il ne l’apaise. Mais surtout, il semble que la compréhension de la réalité du mécanisme économique de la retraite par répartition n’ait guère fait de progrès depuis, sinon ses origines qui remontent à 1941, du moins depuis l’échec de la réforme Juppé en 1995. La majorité des salariés reste persuadée qu’en cotisant on s’achète des droits automatiques à la retraite, sans se demander d’où proviendra alors l’argent.
L’illusion est de même nature que celle que procure le livret de caisse d’épargne, ainsi que je la décrivais dans mon précédent article : une main mystérieuse prend possession de mes versements, les confie à une machine miraculeuse qui leur fabrique des intérêts, ce qui me garantira ma pension jusqu’à ma mort. Hélas il n’existe aucune machine miraculeuse capable de « multiplier les billets » à l’instar des sorciers africains. Il faut le dire et le redire sans cesse : les cotisations servent à payer les retraites d’aujourd’hui, au mois le mois, et les « droits à pension » ne sont que des créances formelles sur les salariés futurs, qui ne les honoreront que s’ils le peuvent (et que s’ils le veulent).
Cependant, tout comme pour les livrets d’épargne, il serait injuste de mettre ces incompréhensions sur le compte de « l’ignorance qu’ont les Français des réalités économiques ». Si ignorance il y a, elle est largement suggérée, voire encouragée, par le fonctionnement du système et par le discours politique. Il est plus facile de laisser croire que « vous payez pour assurer vos vieux jours » plutôt que d’avouer que « vous payez pour d’autres, et quant à vous, on verra plus tard ».
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En résumé, derrière ce théâtre d’ombres, l’enjeu principal n’est pas d’assurer aux actifs en milieu de carrière qu’ils bénéficieront d’une pension décente le moment venu, quand ils auront atteint l’âge pivot et qu’ils auront accumulé assez de points. Il est de pouvoir continuer à verser les retraites d’aujourd’hui, tranquillement, sans voir s’emballer les déficits.
Mais puisque l’on peut, en ces temps de déraison triomphante, emprunter à taux nul voire négatif, l’enjeu de la maîtrise du déficit est-il toujours aussi important ? Bien sûr que non, d’un point de vue purement politique s’entend. On comprend dès lors assez mal pourquoi le pouvoir a engagé cette bataille, et pourquoi il la poursuit avec tant d’obstination. C’est que s’y est greffé un second enjeu, qui de secondaire est devenu essentiel : à travers l’alignement des « régimes spéciaux » sur un régime unique dit universel, c’est tout ce qui reste de la puissance des syndicats de salariés que le pouvoir actuel cherchait à abattre.
Le calcul n’aura pas été habile. D’aucuns ont pu penser que, face à des syndicats divisés et en perte d’influence, le moment était propice pour porter l’estocade. Il eût mieux valu ne pas les écouter !
En effet, la retraite est devenue un sujet extraordinairement sensible, et une base déterminée s’est trouvée en mesure de forcer les appareils syndicaux à faire front. À quoi servent donc les multiples observatoires de l’opinion dont le pouvoir est entouré ? Pourquoi, apparemment, aucun d’entre eux n’a sonné l’alarme ? Le risque de conflit majeur était pourtant prévisible. Au fil des jours de grève, le cœur de la réforme, pourtant bien simple, est devenu incompréhensible à la majorité des commentateurs. À quoi ont donc servi les longs travaux préparatoires de la « mission Delevoye » avant qu’il ne rentre, pour bien peu de temps, au gouvernement ?
Je n’avais pas une bonne opinion de ce Monsieur Delevoye. Mais c’était très subjectif. J’avais assisté à quelques-uns de ses discours de fin de colloque. C’étaient toujours des propos creux, pédants, grandiloquents, parsemés de cuistreries insignifiantes : du Diafoirus dans le texte. Mais je voulais bien admettre ses qualités de négociateur, de pédagogue, de producteur de consensus, puisque tout le monde s’accordait à les reconnaître. Eh bien, une fois de plus, tout le monde s’était trompé, et j’aurais dû me méfier. Sur cette affaire de retraite, Delevoye s’est montré lamentable ! Il a réussi à transformer une question simple, étudiée depuis des lustres, en un entrelacs de blocages et de discordes. Chapeau l’artiste.
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Il reste que, sur le fond, quand on sort de la politique et de ses horizons de courte terme pour aborder les dures réalités de l’économie et de la démographie, rien n’est résolu et rien ne porte à l’optimisme.
Je lis régulièrement les publications du COR (comité d’orientation des retraites). C’est fort bien fait, mais très technique. J’en retire à chaque fois le sentiment qu’au-delà des tristes évidences que nous montre la pyramide des âges, à savoir que nous fonçons dans le mur, on ne peut rien dire au-delà d’un horizon de dix ans au grand maximum, tant le nombre de paramètres est important, tant l’éventualité d’un « coup de pied dans la fourmilière » prend de la vraisemblance.
Le « théorème » d’Alfred Sauvy, lui-même, à force d’être oublié et ignoré, commence à perdre de son universalité. Le vieux maître expliquait que nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par les enfants que nous mettons au monde et que nous éduquons ; il fut brocardé pour ses positions natalistes, et son œuvre toute entière s’en trouva peu à peu rejetée. La politique familiale cessa d’être considérée comme un « investissement dans le capital humain » pour n’être plus qu’une aide sociale parmi d’autres. Évolution très fâcheuse à mon sens, mais qui ne doit pas nous laisser succomber à la nostalgie d’un « âge d’or démographique » qui n’a jamais existé. Car si ce théorème conservait toute sa validité au temps où un Pierre Chaunu prophétisait l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, il doit maintenant être sérieusement révisé.
Il ne suffit plus en effet de disposer d’une jeunesse nombreuse et suffisamment éduquée pour assurer un financement durable de la retraite des anciens. Il faut aussi que chaque jeune trouve sur place et tout au long de sa vie un emploi de bonne qualité, et ne se voit pas contraint, mondialisation oblige, d’aller le chercher sous d’autres latitudes. Ou de végéter dans la précarité.
Or le danger premier d’une démographie vieillissante, c’est de privilégier, aussi bien par le poids électoral que par la répartition du patrimoine, des choix publics de fin de vie tranquille, alors qu’il faudrait plus que jamais favoriser l’audace et le renouvellement. Le paradoxe est que l’intérêt bien compris des aînés, c’est de tout miser sur les jeunes, et ils bénéficieront ensuite, par ricochet, de cet investissement. Alors que si, au contraire et par penchant naturel, ils s’accrochent à leurs parts du gâteau, ils se condamnent et condamnent la société toute entière à un déclin inéluctable et à une fin misérable.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.