Pyrotechnie du Verbe — I
Par ces temps de pandémie et de confinement, par ces temps où le monde entier semble prendre pour guide, oh provisoirement sans doute, hélas, le titre même de cette humble chronique, il nous a semblé loisible et pacifique, en tout cas loin des polémiques de ces temps beaux-parleurs, de nous tourner vers un poète, également romancier et traducteur, en l’espèce Lionel-Édouard Martin, et d’entamer avec lui, à l’occasion de la publication chez Voleur de Feu de ses Méditations pyrotechniques, présentées accompagnées de peintures, évocatrices plus que simplement illustratives, de Véronique Lafont, une libre conversation, dont voici, donc, la première partie.
PA — Ce qui est étonnant aujourd’hui, et rare, et très plaisant, dans vos Méditations pyrotechniques, cher Lionel-Édouard Martin, c’est qu’elles appellent immédiatement la voix : on sent que cela sonne et on veut entendre sonner (et, sitôt que l’on s’y colle, les difficultés techniques, ludiquement, abondent ; celle, par exemple, de savoir si vous marqueriez un court temps à l’issue de chaque vers).
Il y a profond accord entre votre sujet d’allure léger, j’y reviendrai, qu’énonce clairement le titre complet de l’ouvrage : Méditations pyrotechniques (sur le feu d’artifice tiré en baie de Fort-de-France la veille du jour de l’an 2019), et les vingt poèmes-fusées – au sens propre, pour ainsi dire, plutôt qu’en référence à Baudelaire ou Apollinaire – que vous tirez, vous étant donné vous-même un certain nombre de fermes règles de prosodie, explosent de liberté. Les vers, quoique non rimés et de mètres différents, déploient leurs lacis d’allitérations comme autant de chatoyantes variations artificières. Chaque poème, dont il est difficile dans le cadre de cette conversation de donner un exemple sans livrer un vingtième de l’ouvrage, est une phrase unique de 13 vers déployée sur la page, à la ponctuation limitée et complexe, esthétiquement rehaussée d’esperluettes – & – dispersées. Je donnerais toutefois à lire, par exemple, pour le son et le mouvement dont on y parle et qu’on y entend, le vers, alexandrin d’ailleurs, ouvrant le poème 6 :
Tel un jet de gravier sur un tambour de Basque :
J’ai dit : sujet d’allure léger, parce qu’un feu d’artifice nous laisse loin de ces prétentions à la philosophie, à la mystique – quand ce n’est pas à l’exposition discrète des indicibles souffrances d’un auteur au mystère péniblement calculé –, auxquelles, retour-charriot aléatoire après retour-charriot aléatoire, prose en rondelles découpée, nombre de poèmes contemporains nous ont hélas habitués. Pourtant, à la faveur de ce sujet léger, combien d’autres choses, sans peser, s’invitent à traverser notre lecture, à commencer, au premier vers – décasyllabe – du premier poème, par l’idée que ces poèmes mêmes, pour définitifs qu’ils sont à présent d’exister imprimés, nés d’abord d’un jeu plutôt que de je ne sais quel profond message à délivrer d’emblée, eussent pu être tout autres :
Ces feux formés parmi tous ceux possibles
LEM — Je ne dirais pas que ce 31 décembre 2018 Méditations pyrotechniques s’écrivait là, sous mes yeux, comme quelque chose qui se révèle, qui s’informe au sens premier du terme, dans une inspiration soudaine : non, il y avait, autre que la nuit martiniquaise, un arrière-plan, une antériorité littéraire. Las des billevesées poétiques contemporaines sans rimes ni rythmes perceptibles, je m’étais remis à lire, depuis quelque temps, les poètes français de l’âge baroque, tout en continuant d’explorer et de traduire la poésie d’expression latine de la même époque. Cela vous imprime, ces « adorables vieilleries », des images dans le crâne – celles entre autres de la fugacité, du trompe-l’œil – qui n’attendent qu’un déclencheur pour se manifester dans le langage sous la forme de vignettes orchestrées, si je puis dire : les fusées d’artifice sont par nature éphémères et tout l’art des artificiers consiste à en rythmer le tir sans discontinuer dans une durée forcément brève – c’est cher, un feu d’artifice. Et cela n’a rien de convulsif, même si, comme on sait, la beauté peut l’être : bien au contraire, c’est un déploiement très concerté de formes et de couleurs, aussi cadencé qu’une mélodie de Haendel (je pense bien sûr à Music for the Royal Fireworks) – je pourrais, pour définir cette impression, citer mon cher vieil Horace :
vim temperatam di quoque provehunt
in majus
« les dieux aussi propulsent vers le ciel une force maîtrisée ».
D’où sans doute, au moment de transformer, métamorphoser, en poèmes cette accumulation d’images, le recours à des formes définies, mais variées : celles des vers traditionnels français, alexandrin, décasyllabe, octosyllabe et l’ennéasyllabe cadencé 3, 3, 3 comme un alexandrin partiel. Du reste, ce n’était pas de ma part une nouveauté : quand il m’arrive d’écrire en vers (j’ai longtemps préféré le poème en prose), je tiens à respecter cette tradition, qui, si elle s’est au cours des siècles imposée à la langue, ne peut pas être infondée ni ne pas correspondre à quelque chose d’intime et de profond dans notre langue ; toute la gageure étant de parvenir à faire, avec du classique, une nouvelle modernité qui ne soit pas celle de la stérile abolition des contraintes formelles. C’est un peu cela, l’origine de Méditations pyrotechniques : un désir esthétique, et peut-être une envie de singularité.
PA — Pour la singularité, avec ce qu’elle a nécessairement d’imprévisible – quant au fond, le déploiement dans le ciel où sont tirés les feux de tout un univers marin et sous-marin*, comme si, j’ose, le poème se remémorait ce temps du début de la Genèse que le ciel et les eaux n’étaient pas séparés encore –, je dirais toutefois trouver assez logique qu’elle naisse d’une assimilation de formes anciennes – qu’en l’espèce je vous avoue connaître assez mal, surtout sur le versant latin, que j’ignore tout à fait, n’ayant même jamais auparavant entendu parler, par exemple, de ce Jan Caspar Gevaerts que vous citez en épigraphe –, plutôt que d’une grégaire imitation de ce qui se fait ces temps-ci, au prétexte prétendument progressiste qu’on ne pourrait plus faire comme avant — bon sang, pourquoi écrire encore ? On le faisait avant.
Étonnamment, davantage qu’à un Gongora dont je ne maîtrise pas la langue de départ, c’est à des poètes de langue anglaise, le très singulier Gerard Manley Hopkins en tête, que m’a fait penser spontanément Méditations pyrotechniques. Je tente de m’expliquer en revenant à ce qu’au début je vous disais du son, et de l’envie d’entendre sonner le poème. Et je citerai ces quelques mots de Ted Hughes, tirés d’une interview où il parle de T. S. Eliot :
« Je préfère qu’un poème produise un effet [sur soi] lorsqu’on l’entend… et je ne pense pas qu’il s’agit d’être simple, par exemple, les poèmes d’Eliot produisent un effet monumental. Quand on les entend. Et c’est ce qu’ils m’ont fait, lorsque je les ai entendus pour la première fois, alors que j’étais trop jeune pour comprendre grand-chose d’eux. Ils ont eu sur moi un effet énorme. Mais ce fut un effet au-delà de tout ce qu’on pourrait appeler — vous savez : la compréhension, ou la capacité de les expliquer, ou de savoir ce qui s’y passe. Cet effet est une sorte de charge, d’ensorcellement, de série d’opérations qui vous travaillent. Et je crois que des poèmes assez compliqués, tels ceux d’Eliot, peuvent produire cet effet, de façon immédiate. » **
Eh bien, comment dire ? Votre poème-phrase est long et complexe, et sa richesse sonore fera, pour quelque auditeur qui n’aura pu lire auparavant le poème, presque à coup sûr que cette sonorité passera devant le sens ; d’où vient que tout le travail d’un hypothétique lecteur à voix haute doit être, une fois assuré que le son sonne, de laisser un passage où se fraierait le sens. D’où ma question technique initiale sur le temps bref à laisser ou non à la fin du vers.
Je précise encore. Je suis assez partisan, en ce qui concerne par exemple le vers classique français, par tout un jeu d’accents – la langue française étant bien plus accentuée qu’on ne le dit en ces temps d’aplatissement total –, de ne marquer la fin du vers que pour des raisons de sens, et sinon, de ne pas s’arrêter (pas plus qu’on ne s’arrête sans raison à une barre de mesure). Mais ce vers-là rime et la rime lui sert à se faire entendre comme vers, quand même on ne marque pas d’arrêt. Vos vers, treize toujours pour une phrase unique, de mètres variés, sans rimes, pourraient, sans arrêt, en tant que vers, tout à fait disparaître ; et la question se redouble de la question de la ponctuation interne au vers, qu’elle soit ou non traduite par un signe. Au contraire, le marquage systématique d’un temps d’arrêt à la fin du vers, qui pourrait même pousser, pour éviter la confusion, à ne pas marquer de pause de ponctuation interne au vers, ce qui reviendrait presque à traiter chaque vers comme un seul mot phonologique, risque d’opacifier tout à fait le sens. Il y a là un dilemme. L’équilibre ne me paraît peut-être pouvoir se faire que par un étirement dans le temps du poème, une manière de dire lent, difficile, où la tension ne se doit pas perdre qui lie entre eux les éléments. Eh bien, ce n’est pas de la tarte !
Tout de suite, pour donner tout de même au lecteur une idée concrète, les quatre premiers vers du poème 11, étant entendu que la phrase se poursuit après baleines :
Nous faut-il présumer le portulan : ses monstres
soufflant l’évent : non d’eau : de feux multi-
colores mus de muscles contractés :
le sang poussé d’épaulards & baleines
LEM — Sur ce que peut produire le poème comme impression physique sur un auditoire – à la condition que le poème soit de ceux qui travaillent, d’une manière ou d’une autre, rythmes et sonorités – il y a, à faire, cette expérience très simple et concluante : qui est d’écouter un poème de ce genre, dit peut-être avec quelque emphase, dans une langue étrangère inconnue ; on n’a pas besoin de formation ni d’aptitude particulière pour déceler très vite qu’il s’agit de poème tant c’est, pour ainsi dire, perceptible à l’oreille nue. Cela parce que la poésie repose sur au moins une base sans doute universelle : le rythme, de quelque façon qu’il soit mis en œuvre, par des alternances de syllabes longues et brèves, de syllabes hautes et basses, par la récurrence de groupes accentuels, par des reprises de sons, etc. – le tout se combinant d’ailleurs, rimes, allitérations, nombre de syllabes formant, en poésie classique française, un système modulable d’une grande souplesse.
Bien sûr, le rythme n’est qu’un socle sur lequel du sens vient se construire et là on touche à une autre complexité, à une autre question : qu’est-ce qu’une idée, qu’est-ce qu’un sens poétiques ? Dans mon expérience d’auteur (je l’ai dit à maintes reprises), par opposition à celui de la prose, plus guidé par un « vouloir dire », le sens poétique, tant dans son sémantisme que dans la syntaxe où il se met en œuvre, n’est rien d’extérieur au poème, n’est pas une matière qui viendrait simplement se mouler sur des structures rythmiques préexistantes : mais il résulte d’une dialectique entre la nécessité d’aller de l’avant (le langage n’est pas statique, il se développe dans une durée) et les formes, toujours mouvantes, du rythme (plurielles : je ne m’en tiens que très rarement à un seul et même mètre). Alors, « le poème — cette hésitation prolongée entre le son et le sens », comme l’écrit Paul Valéry ? Oui, mais on doit pouvoir aller plus avant, me semble-t-il, dans cette définition, parce que le son n’est qu’un élément d’un tout beaucoup plus vaste : le rythme, pour y revenir encore et toujours. Sens et rythme inextricablement, continument liés, l’un résultant de l’autre et réciproquement : c’est là la clé (pas le secret : il n’y en a pas…) de ma poésie.
Tout cela peut sembler bien théorique – alors que le poème pourrait (devrait ?) résulter d’une telle spontanéité !, d’un arrachement d’entrailles à donner en pâture à ses pairs, le poète, en somme, pélican, « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux » etc. : personnellement, je doute qu’on puisse écrire de la poésie (mais aussi de la prose) sans avoir réfléchi à la forme, sans l’avoir théorisée. Je suis aux antipodes d’accorder un quelconque crédit aux écritures naïves et, j’ose le dire, non informées par une culture technique. Pas plus que je ne suis sûr qu’on puisse écrire de la musique – pas même de la musiquette – sans connaître l’harmonie et le contrepoint, qui théorisent l’une la superposition des voix, l’autre leur progression, pas plus je ne le suis qu’on puisse écrire de la poésie sans réflexion sur l’acte d’écrire : pour prendre quelques exemples, Rimbaud, sans être ouvertement théoricien, se révèle implicitement féroce critique, Mallarmé ne cesse de conceptualiser son écriture, poème et prose, Valéry fait de même, pareillement le jeune Claudel, et tant d’autres, dont par exemple Henri Meschonnic, Michel Deguy, parmi nos plus proches !
Tout cela bien sûr ne peut qu’avoir une influence sur la diction des textes, sur leur mâche rythmique. Que « ce ne soit pas de la tarte », pour reprendre votre expression, je veux bien le croire, mais je ne suis pas acteur, même si j’ai quelques idées sur la façon dont on pourrait dire mes poèmes : avec, oui sans doute, une certaine lenteur et une articulation marquée faisant ressortir les accents de la phrase, les sonorités – les rythmes, en somme…
À suivre…
* On pourra lire aussi l’interview de Lionel-Edouard Martin par Eve Guerra, pour les Chroniques des Imposteurs.
** Traduction partielle de l’interview de Ted Hughes par Catriona Morrison, à l’occasion d’une lecture publique croisée Ted Hughes/Sylvia Plath par la susmentionnée traductrice et moi-même.
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Lionel-Edouard Martin, Méditations pyrotechniques, illustrations de Véronique Lafont, Voleur de Feu, 2019, 44 pages, 25 €
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