Prélude à la bagarre
Où notre chroniqueur sans humour, tout en prenant bien soin de ne nommer aucun confrère, prend le parti que le seul engagement sensé d’un auteur tient moins dans le fait d’énoncer de plates généralités sans conséquence, que dans celui de croiser le fer avec ses pairs, de dire ce que l’on pense de leur théâtre, en bien parfois, comme en mal très souvent.
« […] C’est un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que l’on vienne troubler la pièce d’un confrère. »
Dit le Cyrano de Rostand, apprenant que Richelieu peut-être était là tandis qu’il interrompait sans remords (« ses vers valant moins que zéro ») la représentation de Clorise de Balthazar Baro où devait jouer Montfleury, « cette tonne ».
Il me semble souvent que la manie qu’ont certains auteurs dramatiques de défendre… les auteurs dramatiques, est une chose terriblement stupide. Je ne conteste pas l’idée qu’un syndicat peut être utile et qu’il est certainement légitime, si l’on y tient, de faire valoir ses droits. Mais qu’un auteur, en son nom personnel, à moins qu’il ne se sente avoir atteint quelque hugolien sommet, prenne la défense de tous ses confrères, voilà qui me semble la négation même de son travail, la promotion de l’interchangeabilité de tous et l’involontaire aveu de sa nullité propre. Si j’exagère un peu, c’est pour combattre le mortel ennui de ces discours neuneus.
L’importance du théâtre d’une nation ne tient pas d’abord à la quantité de ses auteurs, metteurs en scène, comédiens, etc. ; quant au succès, il n’est le gage de rien d’autre que de lui-même, et sûrement pas celui d’une qualité, même s’il peut arriver qu’elle se rencontre là. Contrairement donc à mes collègues adeptes de l’optimisme abstrait, dont ils espèrent parfois quelques bienfaits d’arrivisme, je crois dans les noms propres ; autant dire, dans la bagarre. Les collègues en question (que je prends soin de ne pas nommer) me diront qu’eux aussi, se battent. C’est faux. Ils disent se battre, et c’est très différent. En réalité, ils ne veulent pas d’ennemis : cela, sans doute, rend la bagarre moins risquée.
Un syndicat doit être un syndicat. C’est très bien. Un groupement d’auteurs, pourrait être un mouvement artistique. Et de cela, ces jours-ci, on ne voit pas la trace. L’idéologie à la mode emporte tout, et le psittacisme le plus navrant règne sur un théâtre servile, exténué, asservi, ridicule, sans audace. Une médiocrité terrible, dont le bégaiement textuel, faussement inclusif, est le symptôme le plus visible et le plus amusant, semble s’être répandu comme un nappage de bran sur toute la pyramide culturelle garantie par les structures de l’État. C’est presque un rêve.
Si je prends le soin ici-même de ne nommer personne, c’est soit que je ne veux blesser personne, ce qui serait bien angélique ; soit que je veux blesser le plus de gens insignifiants qu’il me sera possible, ne pouvant nommer tous ceux qui sont concernés, tant ils sont nombreux ; soit, et là va ma préférence, que ce n’est pas sur ce terrain-là qu’il faut nommer les gens et engager le seul combat qui vaille.
Il importe en effet bien peu de savoir quels sont les noms des auteurs engagés à la défense abstraite des auteurs, ou qui militent pour qu’on passe des commandes aux auteurs – comme si le premier objectif d’un système culturel était qu’en vivent ceux qui le font, et non de s’adresser à un public – ou pour que l’on installe des auteurs à la tête de théâtres, comme s’il n’était point signifiant en soi que les metteurs en scène aient décidé qu’ils s’en passaient très bien ; il importerait en revanche bien davantage, d’un point de vue artistique, de savoir ce que Untel pense de tel ou tel collègue en vue, pour quelles raisons profondes, argumentées, et certainement historiques, il trouve son théâtre exemplaire, que ce soit de nullité ou de talent, et expose et défende son propre travail à cette lumière. Il serait un peu temps que volent quelques noms propres dans cette nécropole d’auteurs tous inconnus, et dont on peut éventuellement penser encore quelque bien quand on ne les a pas lus.
Il me semble que c’est en nommant ses adversaires et ses maîtres, en disant individuellement quel théâtre on veut faire, contre qui, avec qui, et surtout : pour qui, que l’on rendra le théâtre contradictoire, passionnant, et enfin, s’il se peut encore, vivant. À défaut de cette activité combattante, nous verrons à la fois l’actuelle lâcheté continuer d’équivaloir tout dans une manière de relativisme généralisé, non moins que l’ensemble de la production s’engouffrer dans un air du temps de militantisme totalitaire imbécile, comme si le théâtre devait servir de tribune politique à une procession d’éditorialistes défendant tous le même point de vue en même temps, vraies girouettes comptant sur le changement des vents médiatiques pour trouver une orientation nouvelle.
S’il est vrai que je n’ai nommé personne ici, il n’est pas moins vrai que j’ai aussi nommé tous ceux de mes vivants confrères que j’admire. Et nous verrons un autre jour pour les autres.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.