Préférer les fantômes
Le théâtre n’est pas en soi un lieu sacré, pas plus qu’un trottoir parisien dégueulasse. Il ne suffit pas à l’acteur d’espérer, même avec sincérité, le retour sur investissement pour qu’il le devienne. Ce n’est qu’en servant la parole, celle des morts, des fantômes, qu’il peut momentanément devenir lieu sacré. A rebours des modes actuelles ? Ça ne fait aucun doute pour notre chroniqueur Pascal Adam.
Par conséquent, on pourrait dire que ce qu’on appelle évanescence est supérieur encore à la fleur.
Sans la fleur, toutefois, l’évanescence serait sans objet.
Elle se résoudrait encore en déliquescence.
Zeami, La tradition secrète du sarugaku no nô
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On est prié d’admettre, par hypothèse, que ce n’est pas moi qui parle dans les lignes qui suivent, mais un très peu probable maître à l’ironie douteuse ; je n’ai pour ma part fait que compiler divers propos entendus ce dernier quart de siècle ; quant à la fin de cet étrange apologue, elle se situe dans un futur anecdotique et qui ne viendra pas. Merci de votre incompréhension.
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— Je vois à ton demi-sourire que tu es content de ce que tu as fait ; et que tu attends mon retour pour compléter ton sourire de satisfaction. Mais je ne ferai pas le compliment attendu et ta vulgarité en sera pour ses frais. Je dis ici vulgarité pour narcissisme ; c’est la même chose.
Je ne dirai pas non plus que tu n’as pas travaillé, tu as peut-être beaucoup travaillé ; mais tu as travaillé à une chose idiote, car tu n’as pas compris en quoi consistait notre travail, ni où tu étais et ce que tu devais faire de ce lieu, et tu t’es fait croire, c’est une épidémie mondiale, que tu avais intrinsèquement quelque importance. Or tu n’en as par toi-même aucune, et tu te regardes considérablement trop.
Tu es un pauvre chien d’homme qui gesticule et braille, oh, avec conviction certes, et même, c’est pire encore, avec sincérité. La sincérité est vraiment la salope sorcière de notre monde et je suis désespéré d’avance de savoir que personne ne pourra jamais dire, tant elle excède nos capacités médiocres, l’étendue de ses crimes. Mais je m’éloigne, pardon.
L’endroit où tu es est l’endroit où les morts, les fantômes nous reviennent ; devraient nous revenir ; doivent nous revenir. C’est un endroit, vois-tu ? qui peut être sacré.
On pourrait faire plus attention à ce lieu physique et ne le fouler qu’en conscience, après avoir marqué un arrêt ; c’est ce que proposent certaines cultures d’Extrême-Orient.
Mais ce lieu ici, en Occident, n’est sacré que lorsque les morts, les fantômes y reviennent.
Et s’il n’est pas sacré vraiment au moment où il pourrait l’être, c’est pour partie parce que des gens comme toi ne savent ni où ils sont, ni ce qu’ils font, ni quel est leur devoir, ni quel est leur service. Exactement de la même façon qu’il ne suffit pas d’écrire roman sur quatre-vingt-seize pages de phrases toutes plus mal bâties les unes que les autres pour appartenir à la littérature ; exactement comme ces poètes contemporains dont les prises de notes à la fois nombrilistes, hermétiques et moches à trouver René Char rigolo ne servent qu’à donner à toute personne sensée l’envie de relire La Fontaine, voire même ce satané bousilleur de Rimbaud, avorton qui se soulage au pied de l’Himalaya.
Ce lieu n’est pas sacré en soi et à de rares exceptions près, nous autres Occidentaux avons cessé de porter notre accent sur l’espace, à tort ou à raison ; il ne l’est, sacré, ce lieu, que lorsque les morts, les fantômes y reviennent. La scène, le reste du temps, quoi qu’il s’y passe, qu’on y pratique ou non je ne sais quel art approximatif, n’est pas un lieu plus sacré qu’un trottoir parisien dégueulasse — qui, lui-même, si dégoûtant soit-il, peut devenir par extraordinaire le lieu de ce moment sacré.
Et peut-être faudrait-il, même provisoirement, à titre d’exercice, pour comprendre ce que doit être ce lieu, emprunter à ces traditions lointaines le respect formel du lieu ; peut-être. Mais notre exigence est inverse, et peut-être secrète : il faut que ce soit le retour des morts, des fantômes qui rende sacré ce lieu. Notre accent occidental porte sur le temps, peut-être plus exclusivement qu’avant, peut-être trop, mais c’est ainsi aujourd’hui.
Mais cela fonctionne, ou plutôt, cela peut fonctionner : quand ils font retour, les fantômes, quand ils arrivent vraiment, il faut voir le cercle de silence qu’ils dégagent autour d’eux, entendre comme leur présence sacre le lieu, le temps qu’elle dure. Quel silence, ou à l’inverse, quel rire monté de quels enfers ! Car le rire qui nous intéresse n’est pas cette convention bourgeoise à l’intersection de la provocation la plus convenue et de ta vulgarité la plus modeste. C’est un rire effroyable, le passage de la destruction même. Mais je m’éloigne encore, pardon.
Non, ce dont je parle n’a rien à voir avec ce que tu fais, parce que tu fais tout à l’envers : le poème que tu viens de dire, de jouer comme tu crois, et qui n’a pas même l’air vraiment d’un poème tant aucune règle n’y est plus par toi respectée, n’est aucunement là pour te servir, toi et cette saloperie que les personnels administratifs nomment carrière, puisque tu n’as par toi-même aucun intérêt et que ta carrière, si inévitable qu’elle puisse hélas devenir, est intrinsèquement médiocre ; car ce poème était dit avant toi, et il le sera après toi ; non, c’est à toi qu’il revient de servir ce poème, c’est à toi qu’il revient de faire apparaître à nos yeux ce mort, ce fantôme qui le porte.
Et pour cela, tu dois disparaître.
Et disparaître si modestement que tu dois avoir encore l’air d’être là, n’y étant plus.
(C’est tout de même plus subtil que de se gratter les ovaires en daubant sur les pauvres ploucs de province dans un stand-up indigéniste d’universitaires posant aux humoristes et qui ne désirent passer à la radio publique d’État que pour pouvoir s’écouter en podcast.)
Car le mort, le fantôme ne revient jamais que si tu lui donnes ta place de vivant ; et c’est ce que l’on fait ici. Tu es l’hôte d’un mort, et mieux, d’un fantôme : et tu fais advenir adulte un mort qui n’a jamais été vivant. C’est cela qui peut rendre à cet instant ce lieu sacré, c’est-à-dire séparé : il s’y établit un autre régime de la vie, improbable, éphémère et en trois dimensions physiques.
Cela étonnerait beaucoup de jeunes gens de quatorze ou quinze ans d’apprendre qu’au fond, au fond, sans le savoir, sans en avoir peut-être même la plus légère intuition, ou bien cette intuition en-deçà du seuil où on peut la formuler même maladroitement, ils ne viennent pas pour se mettre en avant et se faire trouver beaux et bons par d’autres adolescents ineptes de leur espèce, mais pour disparaître et donner la force vive de leur sève à des fantômes qui veulent revenir et tambourinent dans les mots déposés depuis parfois vingt-cinq siècles.
Il faudrait déjà comprendre vraiment cela et on ne peut raisonnablement pas en demander davantage à quelqu’un qui débute. Un ami très sûr m’a raconté qu’un soir d’été, âgé de plus de quatre-vingt-cinq ans, dans un théâtre perdu des montagnes ardennaises, une ancienne chapelle reconvertie si j’ose dire, Fabrice Luchini, qui jouait comme à son habitude sans masque et en costume contemporain, avait été tellement extraordinaire dans le poème de Valéry qu’il disait, qu’à l’issue du spectacle, personne, je dis bien personne, alors que c’était pour lui, Luchini, star enfin vieillie, bien plus que pour un Paul Valéry oublié, que chacun était venu, personne, disais-je donc, n’avait reconnu l’acteur ; personne, en effet, ne lui prêtait plus la moindre attention ; il erra vingt minutes, perdu, étonné qu’aucun spectateur ne vînt vers lui et bientôt paniqué d’avoir été si catastrophiquement mauvais. C’était, pour la première fois de sa vie à ce point, exactement l’inverse : il avait disparu comme naturellement, au point qu’on l’avait totalement oublié. Il s’approcha, seul et maugréant, du bar en plein air ; des nuages s’accumulaient à l’ouest, il commençait de faire frais, le soleil allait passer derrière la crête, l’acteur releva son col en fourrure synthétique ; son voisin de comptoir, un Ardennais robuste, à fortes moustaches de chômeur, un demi-litre de bière à la main, s’essayait à dire à sa grosse épouse ébaubie l’incipit de La jeune Parque. Luchini commanda un Ricard, sans glace ni flotte, et l’avala cul sec.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.