Pour une pratique démocratique plus affirmée dans le secteur culturel
À l’heure du « grand débat national », qui ne fait pas grande place aux arts et à la culture comme nous avons pu l’écrire récemment, Profession Spectacle souhaite s’interroger sur les pratiques démocratiques au sein des organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS), et particulièrement dans le secteur culturel.
Dans un article dont nous recommandons vivement la lecture – pas tant pour trouver des réponses que pour stimuler notre réflexion sur l’avenir de notre démocratie –, l’économiste Marc Fleurbaey souligne le fait que le mouvement des Gilets Jaunes à l’origine du « grand débat », plus que des revendications d’ordre économique et social, traduit une réelle volonté pour une grande partie des citoyens de reprendre le contrôle sur leur destinée. C’est, selon lui, que le projet émancipateur du libéralisme économique associé à la démocratie libérale a échoué. Le libéralisme économique ne protège pas les individus de situations de dépendance et de subordination : « Le système libéral produit le plus souvent un marché du travail dans lequel une grande partie des travailleurs sont coincés dans une organisation hiérarchique et autoritaire qui les prive de leur autonomie, de leur dignité et de leur capacité à intervenir dans les décisions cruciales qui affectent leurs conditions de travail et leurs moyens de subsistance ». La démocratie libérale représentative fait que le citoyen n’a guère d’autres occasions que lors des élections de pouvoir s’exprimer – et d’être entendu – sur les différents problèmes de notre société. Absence de contrôle au sein de l’entreprise, ainsi que dans la sphère politique, donc.
Gageons, sans toutefois être naïf, que le « grand débat » soit le signe avant-coureur d’un développement de la démocratie participative dans notre pays. Mais qu’en est-il des entreprises ? À quoi bon permettre davantage d’occasions aux citoyens de pouvoir s’exprimer s’ils n’ont pas leur mot à dire sur leur lieu de travail, qu’ils fréquentent presque quotidiennement ?
Redonner aux citoyens du pouvoir d’agir et de contrôler leur vie doit donc aussi passer par l’extension des pratiques démocratiques au-delà de la sphère politique, et en premier lieu au sein des entreprises. Or, la démocratisation de l’économie est précisément l’objectif de l’économie solidaire – le deuxième « S » de l’ESS. Comme nous avons pu l’écrire dans un précédent article portant sur la relation entre ESS et « capabilités », les initiatives de l’économie solidaire sont caractérisées par leur volonté de réaffirmer le politique sur deux plans complémentaires : sur le plan externe, en orientant leurs actions vers l’objectif explicite de servir la collectivité, l’intérêt collectif, et en le revendiquant dans l’espace public ; mais aussi sur le plan interne, en allant au-delà de la simple égalité juridique entre leurs membres ou entre parties prenantes, et en s’efforçant de promouvoir la démocratie sur le plan interne. Autrement dit, ces organisations doivent permettre l’émancipation de leurs membres en favorisant leur prise d’initiative et en leur donnant un pouvoir de décision, mais également celui de l’ensemble des citoyens en promouvant des projets émancipateurs dans l’espace public.
Toutefois, la mise en œuvre de ces principes au sein des organisations relevant de l’économie solidaire n’est pas aisée. Comment mettre en œuvre concrètement les principes démocratiques dans le fonctionnement quotidien de l’entreprise ou de l’association ? Comment donner les moyens effectifs d’une participation active des personnes aux projets de l’organisation, au-delà de la phase initiale de la création du projet collectif ? Cela peut notamment passer par l’adoption d’outils de gestion valorisant la dynamique solidaire et permettant l’auto-réflexivité, comme le fait de réaliser des diagnostics de fonctionnement fondés sur la prise en compte à la fois du projet et du fonctionnement de l’organisation. Or, dans le secteur culturel, certains acteurs mettent à disposition ce type d’outils pour les associations ou entreprises qui souhaitent s’efforcer de mettre en œuvre un fonctionnement interne démocratique. C’est notamment ce que propose l’association Opale, via le dispositif ESS’Perluette. En se rendant sur leur site et en répondant à un questionnaire, toute organisation peut ainsi questionner ses pratiques et réaliser un diagnostic qui permettra ensuite de pouvoir les améliorer progressivement, si besoin. De quoi aider à concilier valeurs et pratiques, donc ! S’il s’agit plus largement de savoir dans quelle mesure l’activité de l’organisation relève de l’ESS, dans ses différentes dimensions, la partie 3 du questionnaire porte précisément sur les pratiques au sein de l’organisation. Dans la même idée, le « Guide d’amélioration des bonnes pratiques des entreprises de l’ESS » du Conseil supérieur de l’ESS donne des conseils pratiques pour mettre en œuvre une gouvernance démocratique.
Les solutions ne manquent donc pas pour qui veut s’efforcer de démocratiser le fonctionnement de son organisation. L’enjeu est de taille, puisque cela permettrait de montrer, par l’exemple, qu’il existe un modèle économique alternatif qui fonctionne, non seulement dans le secteur culturel, mais également dans d’autres secteurs. Cela permettrait aussi de démocratiser davantage la sphère économique, développant ainsi un mouvement de fond pouvant transformer nos institutions vers plus de participation démocratique, et redonnant alors plus de dignité et de contrôle sur leur destinée aux citoyens.