Pour un confinement infini !
Où notre chroniqueur tombe le masque en le portant et laisse la place à un quelconque de ses avatars qui, lui, serait absolument satisfait de tout ce qui arrive !
J’ai fait une pause dans le télétravail et je me suis signé une autorisation d’aller pisser. J’aime le confinement. Par-dessus tout, j’aime les attestations. Les remplissant, je suis envahi chaque fois du sentiment de ma propre souveraineté et que la grandeur, la vraie, tient à ces limitations que je me donne. J’ai même l’impression, parlant ainsi, de prendre un risque. Je dois avouer que j’ai une âme d’esclave. Je suis un artiste. Aujourd’hui, chacun l’est, et surtout ceux qui ne le savent pas.
Je me souviens que j’ai fumé des cigarettes, jadis. Et que j’aimais ça, beaucoup. C’était évidemment par conformisme. Nous ne savions pas. Maintenant, nous savons et je ne fume plus. J’ai adhéré de tout mon conformisme à cette interdiction de fumer dans les lieux publics, à cette infantilisation massive de l’âge adulte, à cette volonté encore informe de fermer les lieux de réunion, ces lieux stériles où rien ne se produit qui serve. Je ne voyais pas encore nettement ce que ça annonçait. Je vois mieux à présent et je réalise combien j’étais d’avant-garde.
J’ai beaucoup jappé avec les toutous de la rébellion instituée. J’ai demandé à l’État des sous, plein de sous pour dire du mal de ses politiques, de toutes ses politiques, y compris la culturelle, jamais assez généreuse, toujours trop étriquée. J’ai compris tard, car mes parents étaient tout de même conservateurs, au moins par comparaison avec moi-même, que si tout m’était dû, et tout m’est dû, toujours, c’est précisément parce que je ne puis plus désirer que la privation la plus grande possible de liberté. Je hais la liberté.
Je suis heureux d’être enfermé chez moi. Heureux d’être privé très arbitrairement, par un exécutif qui ne rend compte d’aucune de ses décisions à aucun fantôme de parlement, de mon travail. Ce travail était utile encore quand nous étions encore un peu libres, car il incitait mes camarades artistes et la frange la plus avancée du public à se défaire encore et encore des derniers oripeaux de liberté accrochés au vieil homme. Je n’ai pas encore le courage de demander à être privé de tout revenu et assisté seulement à domicile par des cantines mobiles. Pas encore.
Je ne parviens pas encore à souhaiter que l’on m’ôte mon traitement, mon salaire, mon chômage. Mais j’y viendrai. Je le sais. Ce n’est qu’une affaire de peu de temps. Je suis heureux que les cafés, les bars, soient fermés eux aussi. S’ils devaient ne pas rouvrir, après même que le confinement sera passé, et dans l’attente du prochain, je serais heureux. De toute façon, nous n’aurions plus d’argent à y dépenser, ce qui est justice. Je préfère de loin être intégralement pris en charge. C’est déjà si généreux, puisque nous autres, artistes, ou non, c’est pareil, nous ne servons à rien. Nous sommes aussi inutiles qu’un boulanger, par exemple. Puisque l’industrie fait mieux, à moindre coût.
D’un certain point de vue, aux tenants de l’ancienne liberté, nous devons sembler emprisonnés. C’est faux. Ou c’est l’inverse. Le citoyen honnête est enfermé chez lui, les rues sont aux malfrats, aux livreurs et aux flics abandonnées, ils s’y livrent à des chorégraphies érotiques étranges, mais nous, honnêtes gens dénués de tout esprit d’aventure, qu’irions-nous traîner dans les rues, en-dehors bien sûr des heures ouvrées des promenades aléatoires fournies par nos systèmes de guidage ? Tout nous est égal, les rues sont presque inexistantes, elles ont pour ainsi dire déjà disparu de l’imaginaire collectif.
Cet enfermement de tant de gens et cette fermeture des écoles, collèges et lycées est la chose politique la plus réussie qu’on ait vue depuis des siècles. C’est une vraie inversion, un négatif absolument pur. Car nous sommes les tenants de la pureté ; et celle que nous n’avons pu obtenir en ouvrant des écoles et fermant des prisons, nous l’obtenons par ce qui est rien moins qu’une inversion de polarité. L’homme libre ne veut qu’être enfermé chez lui, l’enfant ne demande plus qu’une désinstruction organisée, planifiée.
Je me souviens de cette jeune comédienne, mais était-elle vraiment sensible à la beauté ?, qui m’avait avoué ne pas comprendre vraiment pourquoi l’école durait aussi longtemps ; et qu’avec son baccalauréat, elle ne savait pas écrire, lisait mal et, heureusement, n’avait jamais besoin de compter. Toutes choses dont elle n’aurait d’ailleurs guère besoin dans son double cursus sociologie-métiers du spectacle vivant. Il me semble rétrospectivement qu’elle avait vu juste. Tout cela est inutile, un assistanat généralisé, universel, devait y suppléer doucement.
La culture, comme la pédagogie véritable, consiste à laisser s’exprimer chacun. L’expression, le savoir de chacun est égal rigoureusement au savoir de tout autre. Et si tu ne sais presque rien, tu n’as rien pour autant qu’il te faille apprendre absolument, c’est au contraire ce que tu sais qui devient la norme du savoir. Cela, sans doute, implique une bulle. Cela tombe bien, par temps de confinement. La seule chose qui m’excite encore un peu, c’est la question de savoir comment nos gestionnaires vont, en douceur, empêcher les rencontres entre personnes. Je veux dire, ces rencontres-là, où le mensonge meut le désir en sentiment.
Car enfin, il faudra bien aussi y mettre un terme. Il faudra sans doute toujours à certains ménager une certaine évacuation sexuelle. Les gens frustres existeront encore longtemps et, en eux-mêmes, les services à la personne sont plutôt un bien. Mais nous avons déjà commencé de muter les orientations. C’est une chose, je l’avoue, qui me fut longtemps étrangère. Mais je vois nettement aujourd’hui que la reproduction devrait à terme être abandonnée à l’industrie, qui saura implanter ses usines au loin, ailleurs en tout cas que sous nos fenêtres. L’idée de famille devrait bientôt nous sembler aussi lointaine que celle d’une boulangerie artisanale. Mais nous veillerons évidemment à la qualité, grâce à des normes bio renforcées.
Quand je pense aux spectacles que je faisais, au fond, j’étais un précurseur. Je témoignais de moi. Je regardais ma vie, dépourvue d’intérêt et donc universelle, et j’essayais de faire comprendre au spectateur, par un jeu d’empathie assez complexe, qu’il avait somme toute la même vie et que, partant, il était aussi artiste que moi ; il ne me restait plus alors, l’ayant amené à cette incandescence, qu’à lui parler longuement de ma honte propre, cette honte d’être un artiste blanc privilégié et intermittent du spectacle, cette honte dont j’avais su au fil du temps me faire un étendard. Mais déjà, je jouais seul, j’étais seul. Ma mentalité, très moderne, s’était par avant-garde en elle-même confinée. Que ces spectacles cessent m’arrache évidemment un pincement cordicole, mais notre extinction a sa logique propre, et s’y soumettre est un devoir plaisant.
J’aime la torpeur de confinement. C’est douillet, comme une anesthésie qui n’aboutirait jamais vraiment. Les confinements d’automne ont un charme voyou que n’ont pas ceux, plus francs, des printemps. J’aime beaucoup porter le masque. Il m’embellit. J’imagine plus beau le bas de mon visage. Je regarde le moins possible mon visage nu. Je taille très court ma barbe en fermant les yeux, puis je remets mon masque. Les probabilités qu’un rhume, ne parlons pas de grippe ! m’atteigne sont presque nulles. C’est par coquetterie que je porte le masque à domicile et par amour de la discrétion qu’il est très ordinaire, premier prix. J’aurais bien aimé être une femme, peut-être.
Les hommes qui ont organisé cette société neuve sont les héros de notre temps. Je dois avouer que je ne les avais d’abord pas vus venir. Et si je les ai d’abord soutenus, comme presque tous les artistes, c’est-à-dire au fond comme tous les gens normaux, c’était pour faire barrage à des politiciens dangereux, vrais ruffians incultes et qui ne nous pouvaient promettre qu’une dictature ratée. Or, justement, à l’époque, nous croyions faire barrage à ces gens par détestation de la dictature, alors que c’était son ratage qui nous effrayait, que sourdement nous craignions. Mais cela, alors, nous ne le voyions pas encore.
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