Pour l’anonymat des auteurs
Corneille n’est pas l’auteur des pièces de Molière, soit. Mais Racine ? Et Shakespeare, a-t-il vraiment écrit les textes qu’on lui attribue ? Au fond, pour éviter ce genre de malentendus, le mieux serait peut-être de supprimer le nom de l’auteur… Notre chroniqueur Jean-Pierre Han n’y voit pas, malicieusement, que des inconvénients.
Au milieu des grèves et autres manifestations, la fin de l’année 2019 m’aura totalement rassuré sur un point qui m’empêchait de dormir du sommeil du juste. J’ai reçu un communiqué de presse des très sérieuses éditions du CNRS m’informant que deux éminents chercheurs, du CRNS et de l’École nationale des Chartes, après des années de travail, viennent de trancher ce qui, paraît-il, faisait débat, à savoir que l’illustre Corneille n’est pas l’auteur des pièces du non moins illustre Molière ! « Corneille n’a pas écrit les pièces de Molière », me dit l’annonce, et d’ajouter pour être plus explicite que « Molière serait probablement l’unique auteur de son œuvre très conséquente ». J’ai poussé un soupir de soulagement en me disant que tôt ou tard, cette question serait parvenue à mon cerveau embrumé (par toutes les mauvaises pièces que je vois ou lis), et qu’alors j’en aurais perdu le sommeil. Voilà donc une information préventive qui m’assure des jours heureux, même si, je trouve, on passe un peu vite sur le rôle d’un certain Racine dans cette affaire ! (Car enfin il faut bien reconstituer d’une manière ou d’une autre ce trio magique jamais égalé !).
Dans le même ordre d’« idées », j’aimerais que l’on continue (nos deux chercheurs ou d’autres, ils sont légion) à me rassurer sur quelques autres insondables mystères : Shakespeare était-il vraiment l’auteur des pièces signées de son nom ? Des chercheurs que j’ai le bonheur (ou le malheur) de connaître m’assurent, preuves à l’appui, que non, et de me balancer dans les pattes le nom d’un certain John Florio qui serait, lui, le véritable auteur des quelques chefs-d’œuvre que nous connaissons. Ils passent leurs jours et leurs nuits à peaufiner leur argumentation qui certes, je dois l’avouer, n’est pas sans intérêt, faisant des communications partout où ils le peuvent, l’une des dernières en date, il y a deux ans à Carthage, en Tunisie, où j’intervenais aussi (sur un autre sujet, je vous rassure), devant un public arabophone médusé et complètement dépassé par cette révélation, une autre fois à Craiova, une ville roumaine qui vit jour et nuit à l’heure du grand Will qui n’y a jamais mis les pieds, et organise un grand festival entièrement et exclusivement à lui consacré. Là les choses se sont moins bien passées devant les éminents spécialistes anglais venus au rendez-vous triennal… Mais rien n’y a fait, nos vaillants redresseurs de torts sont repartis de plus belle ailleurs (injures enfouies dans leur bezace) prêcher la parole de vérité. Car tout cela, notons-le, se fait au nom de la vérité, l’absolue vérité.
Aussi, pour que ce genre de « malentendu » n’ait plus cours, oserais-je proposer que toutes les pièces soient écrites, publiées et jouées sans nom d’auteur, dans le plus grand anonymat. Je suis sûr que certaines œuvres n’auraient certainement plus la notoriété qu’elles ont acquises en raison de la réputation de leur auteur, et que l’on en trouverait même de franchement mauvaises. Car même les grands du monde théâtral écrivent parfois des pièces détestables.
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Lire les derniers vagabondages mensuels de Jean-Pierre Han :
– À table ! Une histoire de mobilier…
– Rite de passage
– Le grand corps vivant des spectateurs
– Plan de salle : à chacun sa place, selon son rang !
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Critique dramatique et rédacteur en chef des Lettres Françaises, directeur de la publication et rédacteur en chef de Frictions, Jean-Pierre Han est une des plumes incontestées du monde théâtral, privilégiant une approche essentiellement politique. “Vagabondage théâtral” est sa chronique mensuelle pour les lecteurs de Profession Spectacle.
Je pense qu’il ne faudrait faire figurer que le nom des bons auteurs, des auteurs de talent.