Polichinelle, l’autre ressuscité
Où notre chroniqueur, essayant d’être sérieux, ce qui revient encore à être à contretemps, lit Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, de Giorgio Agamben.
« Allongé sur l’herbe sous le mont Janicule, j’observe les nuages qui passent au-dessus de moi. »
Ainsi commence, merveilleusement, le bel ouvrage de Giorgio Agamben consacré à… Polichinelle. C’est un petit livre léger, profond, en quelque sorte récapitulatif, via Polichinelle, de la pensée de l’auteur d’Homo sacer.
Il y sera question de théâtre — et l’on sait que la scène est une porte d’où affleurent les morts —, surtout abordé par les œuvres des peintres Tiepolo père et fils — surtout le fils, Giandomenico ou Domenico — mettant en scène Polichinelle ; et de philosophie, dont on sait bien qu’elle n’est pas d’abord dans les livres, et dont l’auteur pense qu’elle se confond peut-être, in fine, avec la comédie.
(Après tout, quelques discussions qu’on puisse avoir sur l’ambiguïté des positions de Platon quant au théâtre et aux poètes afférents, il semble que les œuvres de Sophron le Mimographe n’aient point quitté son chevet.)
Tout au long de ce singulier petit essai remarquablement illustré, G. Agamben prend donc comme permanent relais de sa réflexion Domenico Tiepolo, se lançant à la fin de sa vie, en 1797, et au moment de la chute de la République de Venise (cette période de révolutions, et de chutes, ne serait-elle pas comparable à la nôtre ?), dans un Divertissement pour les jeunes gens de cent quatre pages consacré à Polichinelle — divertissement auquel fait écho celui du philosophe G. Agamben, d’un nombre de pages d’ailleurs à peu près équivalent…
« Que, dans l’économie de la fin des temps, toute chose se trouve récapitulée en Polichinelle signifie pour lui une expérience nouvelle et singulière de l’histoire, de la vie et du temps. »
Le peintre Donato Bramante à la fin du XVe siècle avait représenté ensemble Démocrite et Héraclite, le premier riant et le second pleurant ; « Le spectateur devrait rire et pleurer à la fois », conclut G. Agamben. Polichinelle permet cela. Il dit à Giandomenico Tiepolo, dans ces fragments de dialogue avec Polichinelle que G. Agamben se permet :
« Regarde bien mon masque : tu ne vois pas que je ne ris ni ne pleure jamais — ou plutôt que je maintiens les deux choses si étroitement liées qu’il n’est plus possible de les discerner. »
« De la même manière qu’au vieux monde historique correspond, dans le mythe, le monde semi-sauvage (ou semi-divin) des satyres et des centaures, de la même manière, au monde nouveau qui vient, correspond, dans le rêve, le monde plus ou moins humain de Polichinelle. »
Ce à quoi Polichinelle semble répondre :
« Le monde nouveau est une vieille chose pour moi, parce que je l’ai déjà vu plus de cent cinquante fois. »
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Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, Macula, 2017, 108 p., 18 €
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