Plagiat de Benoît Solès : jusqu’où l’artiste osera-t-il aller dans le déni ?
Omissions involontaires ? Malhonnêtetés ? Mensonges volontaires ? Nous ne savons plus quoi penser. Dans un article publié hier, Benoît Solès donne des explications peu convaincantes sur les emprunts faits à Hugh Whitemore et affirme que les ayants-droits ont « donné leur bénédiction »… Qu’en est-il ?
Publié le 10 mai 2019 à 8h30 – Actualisé le 10 mai à 16h30
Explications.
Dans un article publié le 24 avril dernier, nous avions affirmé, preuves à l’appui, que La Machine de Turing de Benoît Solès était en grande partie une adaptation de Breaking the code de Hugh Whitemore. Nous nous étonnions d’une omission aussi énorme, alors que la construction du texte, la composition, ainsi que d’abondants dialogues étaient quasiment repris du texte anglais.
Nous avions bien pris soin de préciser d’où nous parlions : il s’agissait d’une comparaison de texte à texte, ce qui ne remettait pas en cause les éventuelles qualités de son travail par ailleurs (mise en scène, interprétations, décors, etc.), ni… la qualité et certaines originalités dans l’adaptation elle-même. Il était donc inutile de voir la pièce, il nous a suffi de savoir lire.
Plus encore, nous avons veillé à ne prêter aucune intention à Benoît Solès lui-même sur les raisons de son omission, par souci de bienveillance et d’exactitude. Nous en ignorons toujours la raison et en restons au résultat de notre enquête : une adaptation qui ne dit pas son nom, qui ne rend pas à Hugh Whitemore ce qui lui est dû.
Des démentis exprimés au mépris des faits et de la raison
Nous nous attendions à un droit de réponse, comme la loi l’autorise. Au lieu de quoi, Benoît Solès a préféré passer par les réseaux sociaux, privilégiant la victimisation et la menace judiciaire, pour donner du poids à sa sincérité, ce qui a entraîné une série de réactions de la part de ses amis et de ses fans, le soutenant et nous invectivant – sur nos intentions, évidemment, personne ne prenant la peine de rechercher la vérité en comparant les textes, ni même de lire attentivement notre enquête. Mais sincérité n’est pas vérité.
Dans un courriel adressé à lui seul le lundi 6 mai*, nous avons demandé à Benoît Solès de reconnaître son emprunt ; nous lui avons écrit que l’objectif n’était pas de lui nuire, mais de soutenir et promouvoir les vrais auteurs, en mettant notamment fin à une « tolérance coupable » au sein du milieu. Nous sommes régulièrement témoin de plagiat partiel. Mais rares sont les adaptations non reconnues qui, d’une part, sont aussi conséquentes que celle opérée par Monsieur Solès, d’autre part, valent une nomination comme « auteur francophone vivant » aux Molière — la plus haute récompense française en la matière. C’est ce qui a motivé notre enquête, au nom de la défense des vrais auteurs qui, et ceux qui nous lisent le savent, est une des lignes directrices de notre journal.
Notre courriel* est resté sans réponse, mais a trouvé un écho indirect et public hier dans le démenti apporté par Benoît Solès à Stéphane Capron, sur sceneweb. Nous regrettons que nul n’ait pris la peine de comparer les deux textes ; tout le monde voit des manigances, prête des intentions, instrumentalise (des deux côtés, semble-t-il), manipule, l’époque étant à la suspicion, aux jugements hâtifs et non vérifiés sur chacun.
« Interrogés sur le possible plagiat, les ayants-droits de Hugh Whitemore ont estimé que la pièce de Benoît Solès n’est pas une adaptation », est-il écrit dans l’article. Benoît Solès ajoute : « Ils m’ont donné leur bénédiction. »
L’affaire semble entendue : Benoît Solès n’a rien adapté du tout, La Machine de Turing est un texte pleinement original et nous sommes coupables de diffamation, « des jaloux et des aigris », pour reprendre les mots mêmes de l’artiste français qui proclame la fin de la polémique, toujours sur Facebook, en lettres majuscules.
Nous ne verserons pas pour notre part dans l’insulte et le procès d’intention. Nous en restons aux deux seules voies factuelles possibles : soit Benoît Solès est une authentique victime et nous avons diffamé gravement ; soit il a réellement plagié, et ses omissions l’entraînent désormais très loin, jusqu’à remettre en cause le travail d’enquête mené.
La question demeure donc la même : Benoît Solès a-t-il plagié, c’est-à-dire adapté sans le dire explicitement, Hugh Whitemore ou non ? S’il ne nous appartient pas de trancher définitivement la question, notre investigation tend à nous faire penser que oui.
Il suffit simplement de lire Breaking the Code pour comprendre l’ampleur du « recopiage ». Ce n’est pas un acte de malveillance gratuit que de l’écrire : c’est un fait.
Rohan McCullough : « Je suis submergée et meurtrie par cette affaire«
Après la parution de l’article sur sceneweb, nous avons écrit à Rohan McCullough, veuve de Hugh Whitemore, pour vérifier l’information. Celle-ci nous a presque aussitôt appelé d’Angleterre, en niant les propos de Benoît Solès : « Ce qu’écrit ce monsieur est complètement faux, rétorque-t-elle, très émue. Au contraire, nous avons écrit à la SACD pour réclamer nos droits. Je suis submergée et meurtrie par cette affaire. Mon mari n’est pas mort depuis un an que d’autres en profitent… » Un courriel qui, nous le savons de source sûre, a bien été reçu par la SACD.
Dans un message écrit et envoyé un peu plus tard, Rohan McCullough enfonce le clou, en des termes très similaires. Nous le reproduisons tel quel, en intégralité et dans la langue originale, pour éviter toute mauvaise interprétation :
“I have read the majority of the French theatre play La Machine de Turing. I believe the construction and some of the scenes are copied from my husband’s play Breaking the Code.
In a French article Benoit Soles claims that I have said his work is not an adaptation. This is plainly false. On the contrary, I believe it is an adaptation of Breaking the Code.
I am appalled that this should be allowed to happen. My husband died under a year ago and I feel very sad that he should be treated in such a shameful way.
Rohan McCullough (Mrs Hugh Whitemore) executor”
Qui sont donc ces ayants-droits qui bénissent Benoît Solès, quand la principale, profondément blessée, nous demande instamment de publier un démenti ? Pourquoi une telle affirmation énoncée si ouvertement, si directement, alors qu’elle est radicalement fausse ? Même si Rohan McCullough se trompait, in fine, sur le fait que ce soit une adaptation, comment peut-on lui faire dire, elle qui est encore blessée par la mort récente de son mari, le contraire de ce qu’elle pense ? À quoi joue Benoît Solès ? Nous l’ignorons. Reste que les faits, têtus, et dans le cas présent assez laids, jouent – eux – contre lui**.
Rappel des faits précis concernant le plagiat
Nous l’avons écrit : s’il ne nous appartient pas de prononcer un jugement définitif sur cette question, en tant que journaliste, nous pensons que La Machine de Turing est, en dépit de quelques (belles) originalités secondaires, une adaptation de Breaking the Code. Nous pensions que notre précédent article présentait suffisamment de preuves, que nous n’avions pas besoin de procéder à de trop longues citations. Il semble que cela ait été insuffisant pour certains lecteurs.
Il s’agit selon nous d’une adaptation pour deux raisons, comme nous l’avons expliqué le 24 avril dernier. La première, peut-être la plus évidente tant elle relève normalement de l’inspiration naturelle et strictement personnelle d’un authentique auteur, est que la construction est radicalement similaire. La première scène des deux pièces est celle du début de l’interrogatoire entre le sergent enquêteur Mick Ross et Alan Turing. Si on en reste là, la défense de Benoît Solès se comprend : « c’est parce que ce sont des répliques historiques qui figurent dans les interrogatoires et qui sont consignées dans des archives », explique-t-il sur sceneweb.
Certes, mais pourquoi alors avoir choisi le même point de départ ? S’il se fonde sur une biographie complète, qui couvre les quarante-et-un ans du héros, il existe bien d’autres portes d’entrée que ce seul interrogatoire. De même, Benoît Solès n’est pas obligé de construire sa pièce sur des va-et-vient entre l’interrogatoire et les faits passés ; de même, il n’est pas obligé de reprendre les mêmes scènes dans le passé. Il aurait pu par exemple partir de son enfance, ou construire la pièce sur les années durant la guerre, ou encore explorer la vie d’Alan Turing à la veille de mourir… Mais non, sur les milliers de possibilités qu’il avait, il a fallu que le dramaturge français prenne le même point de départ et le même fil directeur que Hugh Whitemore. Quelle coïncidence !
La seconde raison est le nombre impressionnant de dialogues repris au dramaturge anglais. On veut bien croire que certaines répliques (voire toutes les répliques de Hugh Whitemore) se trouvent dans les archives et dans les interrogatoires. Mais il est troublant que Benoît Solès ait régulièrement choisi les mêmes… Y a-t-il donc si peu d’archives ?
Nous ne demandons à personne de nous croire sur parole et c’est la raison pour laquelle nous renvoyons à un document qui recense un échantillon non exhaustif des passages plagiés : ce document est en libre accès par ce lien. Chacun pourra ainsi se faire une opinion plus précise, indépendamment d’éventuelles instrumentalisations en tous genres.…
Pourquoi ?
Pourquoi Benoît Solès a-t-il omis de mentionner que son texte était en grande partie une adaptation, ce qui aurait permis de souligner par ailleurs l’originalité de son travail ?
Pourquoi a-t-il affirmé que les ayants-droits de Whitemore lui donnaient leur bénédiction, alors que la veuve se dit très triste par ce plagiat** ?
Pourquoi ne reconnaît-il pas avoir repris la structure de sa pièce et de nombreux passages à Hugh Whitemore ?
Pourquoi préférer le plébiscite des réseaux sociaux au lieu de débattre sur le fond ?
Pourquoi ne pas reconnaître une erreur, fût-elle d’inattention ?
Jusqu’où l’artiste compte-t-il aller dans le déni ?
Nous l’ignorons. Tel n’était pas l’objet de notre papier. Nous en restons aux faits.
Il nous a été reproché de ne pas l’avoir interviewé. Pourquoi ne l’avons-nous pas fait ? Parce que nous n’avons jamais émis d’hypothèses sur ses intentions – que nous pouvons tout à fait supposer bonnes (la défense d’Alan Turing, etc.) a priori. Certains, évidemment proches de Benoît Solès, ont parlé de campagne de dénigrement ou de cabale. Lors de notre première enquête, nous avons notamment lu, écouté et regardé une très large majorité des interviews – et elles sont nombreuses – de Benoît Solès. Dans aucune d’entre elles, il ne reconnaît sa dette vis-à-vis de Whitemore, alors qu’il en avait toute la latitude et, nous semble-t-il, le devoir.
Il semble, après la parution de son triste démenti sur scenewweb, que nous avons eu raison de ne pas lui demander son avis : car dans son démenti ne figure aucun fait, sinon des affirmations tantôt erronées, tantôt approximatives, au détriment de ce qui nous semble être la vérité la plus élémentaire, au détriment du beau travail créatif de Hugh Whitemore (ainsi injustement trahi, pour la plus grande peine de sa veuve), au détriment des vrais auteurs, de notre métier de journaliste, de la crédibilité du journal… Autant de choses qui auraient pu être évitées avec un peu d’honnêteté et d’humilité, car l’adaptation de Benoît Solès présentait de véritables qualités par ailleurs. C’est triste.
Les textes théâtraux, eux, demeurent.
Et c’est saisissant de vérité.
* Courriel adressé à Benoît Solès le 6 mai dernier : partie 1 et partie 2.
** ACTUALISATION – Dans un échange de courriels que nous avons pu lire, nous avons désormais la certitude que Benoît Solès a en partie dit la vérité : lui et son agent français ont bien rencontré à Londres, mercredi 8 mai, l’agent de M. Whitemore. Après examen du dossier, ils ont effectivement conclu un accord, dont Mme Rohan McCullough n’avait pas encore connaissance – ce qui peut expliquer sa réaction. Monsieur Solès ne semble donc être responsable d’aucune dissimulation, d’aucun double jeu.