Philippe Malone enregistre l’essence d’une parole engloutie
Dans Les chants anonymes (Espaces 34), l’écrivain Philippe Malone porte la parole des personnes mortes en Méditerranée : il grave leur cri unanime en un geste poétique qui mêle la beauté des images et l’engagement militant.
Sabine Chevallier, fondatrice et directrice éditoriale aux éditions Espaces 34, l’une des rares maisons de littérature théâtrale qui placent l’écriture et la langue en son cœur, vient de créer une nouvelle collection intitulée « Hors cadre » qui accueille d’ores et déjà quatre ouvrages, édités ou en projet : Un sentiment de vie de Claudine Galea, Les Chants anonymes de Philippe Malone, Traverser la cendre de Michel Simonot et Debout, la joie de David Léon – quatre auteurs historiques de la maison, certains d’entre eux ayant par ailleurs produit une œuvre que je connais relativement bien et dont j’estime les qualités, en dépit d’inévitables inégalités.
S’il est donc une éditrice à qui je fais naturellement confiance, c’est bien Sabine Chevallier. Il y a certes des textes que je trouve parfois faibles et faciles – pour ne pas dire paresseux, ce qui impliquerait un jugement d’intention sur leur auteur, jugement dont on se gardera bien, cela va de soi –, mais la plupart des ouvrages qu’elle choisit de publier propose un réel et authentique acte d’écriture.
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C’est pourquoi je m’y arrête régulièrement, y compris lorsque la thématique de l’ouvrage peut me rebuter parce qu’appartenant à cette doxa étatique et subventionnée qu’on crache désormais quotidiennement à notre gueule de coupables – un mélange de racialisme intersectionnel et inclusif, d’exploitation de pauvres et innocents immigrés et de suffocation climatico-féministe, vomi par des spoliateurs (et spoliatrices, oui) d’humanité outrés par l’injustice, par des auteurs (et autrices, certes) qui écrivent avec leur bile, par des publicitaires (et publicitairees, il est vrai) qui font rarement le Poix, par des prédicateurs (et prédicatrices, ne les oublions pas) qui se rêvent en divins oracles de la Pythie émancipatrice quand ils ne sont que les impitoyables gardiens d’une pensée disciplinée et moralisatrice. Ces psittacistes du spectacle contemporain nous servent une soupe composée des mêmes borborygmes, qu’ils prennent pour des saillies originales parce qu’engagées, séraphiques parce que spontanées.
Et puis il y a ces ouvrages qui sortent de l’ordinaire, qui abordent les sujets énoncés précédemment dans leur complexité, sans les mêler indifféremment, sans les réduire à une « thématique » à traiter, à un catéchisme à asséner, mais en allant précisément au bout d’une authentique écriture ou d’un véritable drame. Prenons l’exemple de l’immigration, ou plus exactement de la migration, qui est tout à la fois voyage, traversée, quête, exil, errance… J’ai en mémoire le remarquable But de Roberto Carlos de Michel Simonot, pièce par laquelle je faisais connaissance de ce dramaturge parmi les plus intéressants du théâtre contemporain (ils ne sont pas si nombreux).
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Je découvre aujourd’hui Les Chants anonymes de Philippe Malone, texte que je ne qualifierais pas de théâtral – et je vois déjà les débats qu’une telle récusation pourrait susciter – mais de poétique, ce qui ne le prive donc pas d’emblée d’une profération scénique.
Il « enregistre » les chants de ces anonymes qui se noient en Méditerranée, ou plutôt d’une seule et même anonyme, mère et modèle de tous les autres, le féminin étant la seule marque susceptible de personnaliser le locuteur. En contrepoint vient le langage administratif, celui des fonctionnaires et des bureaucrates, tout aussi anonyme, mais froid et sans visage.
L’anonymat est rarement théâtral. Avec Dullin, Vilar ou Brecht, je soutiens que le personnage est constitutif du drame : nous touchons l’universel à mesure que nous nous rapprochons de l’enraciné. Le drame au théâtre n’est pas une abstraction à penser, ni une thématique à traiter. Il s’inscrit dans des singularités inaliénables que sont les unités de temps, de lieu et d’action que l’époque classique a si brillamment énoncé, au risque de parfois les figer, et que sont par-dessus tout les personnages : il n’est pas indifférent que Bérénice soit Palestinienne, que Cyrano ait un nez protubérant et que le bourgeois soit par ailleurs gentilhomme. Ainsi que l’écrit Jean Vilar non sans humour : « Au théâtre, l’habit fait parfois le moine. » Et si ce n’est pas l’habit, c’est telle ou telle caractéristique qui apporte la distinction : un défaut physique, un trait de caractère, un tic corporel ou langagier…
L’anonyme de Philippe Malone n’a rien de singulier : d’où vient-elle ? Que fuit-elle ? Que ressent-elle ? Que vise-t-elle ? … Elle est la voix d’un universel, du général, donc du tragique commun, de sorte que sa parole jaillit à travers une multitude d’images et de métaphores propres au poème. Le drame ne naît ainsi pas de la situation théâtrale ; il est la réalité mise en mots. Les Chants anonymes sont bien « hors cadre », pour faire écho au titre de la nouvelle collection des éditions Espaces 34.
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La première partie de ce texte est, disons-le d’emblée, particulièrement belle. Elle se présente sur la page comme un recueil de courts vers poétiques, la parole émergeant de l’espace blanc comme le migrant dont le corps est aux prises avec l’immensité méditerranéenne. Tandis que l’anonyme se noie, elle contemple « pour étoiles, les ventres argentés / des bateaux de croisière » ; s’enfonçant dans l’eau, elle contemple ce ciel d’eau qui se referme peu à peu sur elle.
« C’est que la nuit offre peu d’attrait
lorsqu’elle surgit du sol«
J’ai été saisi par la force de ces images, émerveillé par cette manière qu’a Philippe Malone de renverser l’expérience. En miroir, il y a le regard clinique qui « enregistre », comme la radiographie d’un corps en dépérissement, tel un inspecteur en mission qui recueillerait la parole d’un présumé coupable, tel un agent d’une quelconque administration en charge de l’abondante et insignifiante paperasse. Si le vocable « enregistrer » a plusieurs sens, il désigne néanmoins uniformément celui qui porte la mémoire, celui qui est le dépositaire d’une parole naufragée, évanouie sous les masses d’eau sombre : la mémoire est aux vainqueurs, aux tenants de l’ordre et du réel, pas aux martyrs, aux conteurs, aux morts.
La restauration de la parole est mission de poète ; elle fait corps avec le silence de ceux qu’on appelle les disparus parce que leur corps n’est même plus là pour témoigner de leur existence, de leur histoire.
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« Bientôt, tu toucheras l’horizon. Sur le dos d’une vague tu inonderas cette rive repliée sur elle-même, où d’anciens bunkers penchés comme des tombes ivres tentent de maintenir vivace la croyance au rempart. »
Comment porter cette parole quand on est artiste ? Il existe tant de termes, tant de langues, tant de discours… Il y a ceux – nombreux – qui la récupèrent politiquement, prenant la littérature pour une harangue larmoyante ou la scène théâtrale pour la chaire de je ne sais quelle admonestation banalement grandiloquente. Il y en a d’autres, plus humbles, qui tentent d’inscrire leurs mots dans le mystère de ces êtres brisés par la guerre, la cupidité, l’indifférence et les forces de la nature.
Philippe Malone est de ceux-là, même si, par endroits, il cède à la facilité d’une accusation – donc d’une culpabilisation – qui simplifie les enjeux, sa cible étant l’Occident mercantile, ultralibéral, jouisseur, touristique. Lui qui nous a conquis par ses images, voilà qu’il nous perd quand il discourt, alors même que sa langue maintient l’exigence. « En dirigeant le radeau de fortune, tu avais pour but la Grèce de Platon, pas l’Italie de Mussolini. » La tentation de la « punchline » n’est jamais loin de l’écrivain militant. Au-delà de cette formule choc (il y en a d’autres), réduire l’Europe à Platon et Mussolini est peut-être commode, et certainement caricatural – du moins, pour qui fait d’abord profession d’écriture et non d’idéologie. De même, rien n’est dit sur ce qui est fui, sur les maux originels, sur les drames de la traversée… sinon que tout cela existe.
C’est que l’écrivain se place ici comme un Occidental devant un fait qui l’horrifie : la mort de plus de vingt mille personnes en Méditerranée en sept ans, selon l’Organisation internationale pour les migrations, tandis que nous, Européens, restons tranquillement dans notre tour d’ivoire… Sommes-nous pour autant indifférents ? Philippe Malone donne l’impression qu’il le pense parfois, quand il ne s’en prend pas seulement au système, à l’administration, mais plus généralement à ceux qui viennent se baigner. On me répondra qu’il ne faut pas généraliser, que l’écrivain ne prend personne pour cible… Mais, précisément, son choix de l’anonymat, de l’absence de toute singularité, entraîne de facto ce réquisitoire contre toute l’humanité occidentalisée.
Le positionnement du poète me semble la raison principale pour laquelle l’écrivain a privilégié le chant anonyme : cette femme n’est anonyme que pour nous, qui refusons de la voir. Elle ne l’est assurément pas pour qui l’a déjà croisée. Le long poème de Philippe Malone prête voix mais pas corps à celle qui se noie ; il reste à la frontière de l’expérience, toujours singulière, privilégiant l’essence, par définition générique. En ce sens, la forme artistique fait subtilement écho à l’horreur de la réalité : nous n’avons plus accès aux destinées personnelles, définitivement englouties dans les eaux. Ne reste qu’un seul et même cri, un unique chant, celui de l’anonyme devenu unanime.
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Philippe Malone, Les Chants anonymes, Espaces 34, 2021, 64 p., 13,50 €
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