Peu de gestes, beaucoup de barrières
Où notre chroniqueur, tenant son journal, évoque Florian Zeller, estropie Py, répond à Michel Simonot et salue Joël Lokossou et toute sa troupe !
Sur le Racine mort, le Campistron pullule.
Victor Hugo
Vu The Father (probablement Le père). Premier film de Florian Zeller. Anthony Hopkins, Olivia Colman et tous les acteurs sont d’une sobriété rare. Impossible de ne pas pleurer ; de ne pas retrouver certaines situations vécues. Une construction impeccable, vertigineuse et simple de la confusion des espaces et des temps. Le vieil homme évidemment vu de l’extérieur mais aussi comme de l’intérieur de sa confusion grande. Je n’avais jamais lu, ni vu, le théâtre de Zeller, j’ai souvent entendu moquer l’homme, je ne sais pourquoi, sans doute parce qu’il est un enfant de conte de fées qui fait de l’or de tout ce qu’il touche ; à moins que ce soit parce que son œuvre est libre de toute emprise idéologique. Les Anglais devenus prosaïques l’adorent ; non sans raison, car son théâtre me paraît très construit, de langue très simple et concrète, mais précise (loin, donc, très souvent de nos prétentions au poème dramatique, qui trop souvent se sont écroulées avec emphase et flou intégrés sous leur propre lourdeur). Le fait est que son théâtre fait du bon cinéma. Aucune vacherie ici. Le bon cinéma est plutôt rare, non ?
Vu, sur la chaîne de l’Odéon, Iphigénie de Racine, dans la mise en scène remarquable de sobriété de Stéphane Braunschweig. La mer est d’huile, le plateau, nu et la distribution, entièrement magistrale. Sur fond de guerre de Troie à venir, l’éclatement, pour motifs politiques et religieux, de la famille joue à plein et Jean-Philippe Vidal, Anne Cantineau et Suzanne Aubert (Agamemnon, Clytemnestre et Iphigénie) emportent tout, non moins que Pierre Plathier dans un exercice achilléen toujours périlleux, et Chloé Réjon en Eriphile malheureuse et retorse. On fait entendre ici le sens de tout ce qui est dit, sans se préoccuper trop, merci beaucoup, de je ne sais quelle joliesse musicale du vers. Et comme on entend tout, la situation éclate d’horreur dès les premiers mots de la première scène, la tension ne cesse de croître et les personnages de se heurter, et même si nous connaissons l’issue, le suspense nous saisit tout de même ; et nous voici tendu vers la résolution, que l’auteur, par bienséance sans doute, escamote sans vergogne – et cette absence totale de vergogne ressortit elle encore du génie. La fin, quoique connue, demeure imprévisible.
Je retrouve par hasard, en ne rangeant pas ma bibliothèque, la première pièce publiée d’Oliver Py, Les aventures de Paco Goliard, publié en 1992 aux Solitaires Intempestifs. Je me souviens qu’on nous en avait fait jouer des grands extraits, au tout début que j’apprenais le théâtre. Je n’y comprenais rien, alors, je trouvais ça très mauvais, sans oser le dire : personnages nuls, situations débiles. La distribution des acteurs recense déjà certains de ses fidèles acteurs, point qui m’est réellement sympathique. J’en ai relu la moitié. C’est bien pire que dans mon souvenir. Py n’avait déjà rien à dire ; il était en apparence beaucoup moins bavard qu’aujourd’hui et ne pseudo-claudélisait pas encore ; sans doute, à l’époque, avait-il le temps de faire court (mais, même court, ce truc est interminable). Est-il possible qu’une si mauvaise pièce ait lancé cet auteur ? Oui. Le besoin de médiocrité du système est impossible à rassasier, et les réseaux du pouvoir se contrefoutent de la qualité de ce que vous faites. L’ouvrage ne semble cependant pas avoir été retenu par l’auteur pour figurer dans ses Œuvres Complètes. Une telle lucidité l’honore, qu’on ne désespère d’ailleurs pas de voir s’étendre à moult autres pièces, à la faveur d’hypothétiques rééditions.
L’auteur dramatique Michel Simonot répond ici-même, dans les « colonnes » de Profession Spectacle, à ma précédente chronique. Il réagit surtout à ma première phrase, provocatrice sans doute, critiquant la manie des auteurs dramatiques de défendre… les auteurs dramatiques. En lisant son papier, je m’aperçois que je suis d’accord avec la plupart des choses qu’il dit sur la profession (sur moi, peu importe). Bien sûr, cher Michel, que je suis partisan que le statut des auteurs évolue ; que je trouve légitime que les syndicats d’auteurs, ou des états généraux, peu me chaut, les défendent ; bien sûr qu’il est la personne la plus maltraitée de la « chaîne de production » (mais, historiquement, il était souvent ou tout à fait étranger à la profession, ou partie intégrante de la profession, mais à un autre emploi, souvent de comédien ou de metteur en scène, parfois de technicien). Ce constat est évidemment juste. Je ne suis d’ailleurs pas tellement partisan de cette grille des rémunérations récemment proposée, qui me semble plus compatible avec un monde imaginaire qu’avec notre monde réel. Je trouve que les planchers idéaux y ressemblent aux plafonds réels ; et en tant qu’il m’arrive souvent de me trouver dans la « chaîne de production », il m’a toujours semblé que la décence demandait, dans les cas de commande, que la rémunération de l’auteur fût établie en juste rapport de proportion avec l’ensemble de la production… et non pas, broum, d’un minimum de tant pour tant de minutes de représentation. La pointeuse, merci bien ; la liberté par les grilles, idem. Mais il est plusieurs plans. Et ce n’était justement pas sur celui-ci que voulait se placer ma précédente chronique, laquelle était sans doute maladroite, puisqu’elle n’a pas été comprise comme je l’aurais souhaité. Les questions de droit et de syndicalisme me semblent devoir être laissées aux syndicalistes dans le cadre de leur mission. Pour le reste, le rapport au théâtre prime. Et là, il n’est plus question d’égalité ou de neutralité, mais d’amour et de détestation, de subjectivité si l’on veut rester froid, de filiations réelles et imaginaires. Mais il me semble surtout qu’une prudence excessive règne, et qu’elle confine à la pusillanimité. On ne dit rien des autres, ou justement sur un mode de défense générique de luttes et de droit, on ne veut se brouiller avec personne (on ne sait jamais, il y a des gens qui pourraient nous aider, des portes à ne pas se fermer, des positions à ne pas prendre et des acquis à préserver ; c’est pour prendre une référence à la bonne hauteur, un portrait de l’auteur dramatique en Jean-Claude Dusse : « sur un malentendu, ça peut marcher »), on s’autorise, réticulation sociale oblige, un peu d’auto-promotion, mais avec modestie, avec humilité ; avec fausseté, surtout. Horreur. Tout est gris, froid, triste : on se croirait à la morgue, dans une chambre froide. Il est sans doute encore un autre plan, plus haut, mais je le desservirais sans doute d’en causer dans une chronique.
Malraux, dont on se souvient peut-être qu’il fut ministre, notait dans son dernier ouvrage, L’homme précaire et la littérature : « Car si nous savons que la bibliothèque ne se confond pas avec le succès, nous sommes stupéfaits de découvrir à quel point le cortège des triomphes littéraires, depuis quatre cents ans, est formé d’auteurs dont nous avons oublié jusqu’aux noms. Au XVIIe siècle, on publiait un roman de langue française par semaine : trois cent cinquante-deux pendant le règne de Louis XIV — qui n’étaient point une profusion de Princesse de Clèves. Gourmont note que le plus grand succès théâtral du siècle est Timocrate, tiré de La Calprenède par Thomas Corneille. Loin derrière, dans la foule, Le Cid, puis l’Alexandre et l’Andromaque de Racine, Psyché (la vraie). Parmi les échecs marqués : Phèdre, Britannicus, Bajazet. Entre Corneille et Campistron, le cortège de nos gloires – puisque nous avons oublié celles de leur temps – est celui des recalés. Il n’allait nullement de soi, que se constituât ce que nous appelons la littérature française… » Il ne va nullement de soi qu’elle se continue. Le nombre des forces d’effacement, de cancel comme on dit, croît à chaque heure ; point n’est besoin que s’y ajoutent des auteurs dramatiques refusant de nommer et leurs pères et leurs pairs ; sans parler de leurs adversaires.
Je me trompe certainement, puisque toutes les statistiques établissent le contraire, mais il me semble chaque jour plus certain que le théâtre disparaît ; et qu’on a commencé depuis cinquante ans d’appeler théâtre ce qui n’en est pas (on soutiendra, à l’inverse, qu’il évolue et que, donc, c’est bien ; mais les cancers aussi évoluent et risquent bien de crever le patient) ; il me semble même souvent que plus il y a d’écoles de théâtre, moins il y en a ; que plus il y a de salles, moins il y en a ; et pour aller vite, que le spectacle vivant, quoi que cela veuille dire, emporte le théâtre en son gris carcinome. Je ne développe pas cette position ici, par manque de temps. Pour résumer, de mon point de vue : le navire sombre, le nombre des voies d’eau augmente à chaque heure et les officiers Gérard et Gérarde, ainsi que Kévin et Kévine, se réunissent en cachette pour négocier le paiement des heures supplémentaires. Ce plan de sauvetage va marcher, c’est certain.
Christophe Rauck, récemment nommé à la direction du théâtre des Amandiers, à Nanterre, dans une interview un poil foutraque donnée à Transfuge, prend clairement un certain nombre de positions. Je suis loin d’être en accord avec tout, mais ne puis pas ne pas saluer cette manière de briser la langue de bois. Un certain nombre de gens en prennent pour leur grade, à commencer par Aurélie Filipetti, qui croyait peut-être, non sans raison d’ailleurs, qu’on l’avait oubliée… Le titre de l’interview, dont je n’ai pu lire en ligne que de grands extraits, me plaît beaucoup : « Le théâtre n’a rien à voir avec l’actualité, il a tout à voir avec le présent ».
La réalité culturelle me semble ici, en France, complètement plombée. Tout est lent, compliqué, retors, administratif, gris, froid, moche, déprimant, con. Peu de gestes, beaucoup de barrières. Nous avons le cul lourd, nous peinons à le déplacer de plus d’un iota par an, aux prix d’efforts pour le moins démesurés et le plus souvent vains. Une des choses dont je suis le plus fier, dans ces temps étranges de dictature sanitaire, d’annulations et de reports, c’est ce Poléon écrit à la demande de mon ami et complice Joël Lokossou. J’ai déjà écrit plusieurs textes pour Joël, parfois même dans des temps plus brefs que ceux d’aujourd’hui. Joël m’a parlé fin janvier d’écrire un texte pour quelques comédiens, cinq, peut-être six, dont lui-même, partant pour le jouer à Cotonou, au Bénin. J’ai commencé la pièce fin février, l’ai finie mi-mars. C’est une adaptation ramassée, vive, électrique et farcesque d’Hamlet, une sorte d’Hamlet considéré du point de vue de Fortinbras. J’ai changé tous les noms, Danemark est devenu Verlande ; Norvège, Rocaille ; Hamlet, Gonzague (comme le personnage du théâtre dans le théâtre, chez Shakespeare) et comme le temps des répétitions risquait d’être fort court, j’ai opté pour un format d’une heure dix, à vue de nez. Joël a beaucoup travaillé, cherché et trouvé un lieu pour jouer, recruté et rameuté des comédiens. Au point que les premières représentations ont pu avoir lieu fin mai, à la Bourse du Travail de Cotonou, en extérieur et en bi-frontal. Il y a finalement treize acteurs et deux musiciens, et des costumes extraordinaires. Je n’ai pas vu la pièce, bien sûr, mais je suis très fier de ce travail, c’est même un des rares moments de ma vie où j’ai l’impression de participer réellement d’un vrai événement de théâtre, et j’espère vivement, comme le prévoit mon ami, que le succès mérité de cette vraie fête lui permettra de jouer tous les vendredis jusqu’en octobre. Si je me demande combien de temps il me faudrait, dans nos conditions de confort geignard, pour monter une production permettant de mettre quinze comédiens sur un plateau, j’ai bien peur de devoir répondre : en dix ans, je n’y parviendrai pas (et l’envie m’aura quitté bien avant). Si j’essaie de me souvenir quand cela m’est arrivé pour la dernière fois, je dois répondre : ça ne m’est jamais arrivé. Cinq ou six acteurs, quelquefois, quatre parfois, trois très souvent, moins très facilement, ouf. Bon sang, mais quelle neurasthénie instituée ! De l’air, vite ! Alors, Vive Poléon et vivent tous ceux qui le font !
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– L’héroïsme ? Quel héroïsme ?
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.
Merci Pascal pour avoir commis ce texte d’une légèreté pesante. Très dense au début mais qui se laisse digérer au fil des mots. Jy joue Gonzague avec la troupe de Joel et j’en apprends que j’en apporte. Chapeau a vous créateur et follet a Joel. Serge DAHOUI