“Paz” de Caryl Férey : fiel atavique
Guérilleros, narcotrafiquants, politiciens véreux, femmes couillues dans une Colombie ultra-violente qui bafoue tous les droits, où la vie a peu de valeur, où le mal est devenu religion d’État. Un cocktail détonnant et infaillible dans le nouveau très bon polar de Caryl Férey, Paz, paru chez Gallimard.
Une femme, un homme, l’envie sans doute de briser pour un moment la solitude, le désir assurément d’une bonne baise. L’accroche de la rencontre virtuelle se poursuit en une nuit de sexe énergique et de sommeil profond, oublieux. Une nuit qui tourne court lorsque monsieur, suite à un appel téléphonique, éjecte madame du lit de façon peu élégante et la plante sur le trottoir en face de chez lui.
Un début de roman tête-à-claque qui amorce une histoire peu banale. Je n’en attendais pas moins d’un auteur qui possède le talent d’aiguiser la curiosité de son lecteur dès les premiers mots.
Crimes abominables dans un pays en souffrance
Voyez : Caryl Férey a choisi comme décor la Colombie, pays gangrené de violences et de corruptions ; la susdite dame, Diana Duzan, jolie brune de quarante-cinq ans, est journaliste d’investigation pour le deuxième grand journal du pays, El Espectador, c’est-à-dire une fouineuse hors pair. Elle a retenu le nom qui apparaît sur la boîte aux lettres du gougnafier qui l’a mise dehors sans cérémonie et son petit doigt lui souffle qu’il ne doit pas être le professeur de sport qu’il dit être. Elle découvre avec sidération qu’elle a eu une agréable partie de jambes en l’air avec Lautaro Bagader, qui n’est autre que le chef de la police criminelle de Bogotá. Son intuition lui susurre que son départ précipité en pleine nuit cache une raison d’importance et qu’elle y trouvera certainement matière à un percutant article. Diana, remplaçante d’une journaliste qui a été violentée et n’est plus que l’ombre d’elle-même, n’éprouve pas la peur – à ce point, c’est même de l’inconscience ! – et met ses pas dans ceux de Lautaro.
L’affaire qui a tiré ce dernier du lit est abominable : un corps a été retrouvé, dans un parc, monstrueusement découpé selon la technique dite du « vase à fleurs » – je vous laisse le plaisir d’en découvrir la définition. Il s’avère que ce crime infâme est en lien direct avec une sordide histoire d’échelle nationale : des membres humains sont découverts disséminés partout sur le territoire. Une façon de procéder qui rappelle la « Violencia », la cruelle et sanglante guerre civile commencée en 1948 et qui a duré dix ans, laissant dans son sillage un cortège de morts et autant de disparus. Faut-il craindre un retour à la barbarie, la mise en péril du si neuf accord de paix avec les FARC (2016), dans un pays, force est de l’avouer, où règnent toujours le crime organisé, le trafic de cocaïne, l’impunité ? Plus l’on trouve de corps, plus l’enquête piétine.
Le sac de nœuds – ou de serpents – commence à se dénouer grâce aux indices glanés par l’audacieuse Diana qui agace prodigieusement Lautaro avant de l’atteindre en plein cœur. Lui, le loup solitaire aux innombrables ennemis, rongé par la colère, finira par baisser la garde. Une autre aide, inattendue, vient du propre frère de Lautaro, Angel, fraîchement sorti de prison, incarcéré en raison de son engagement aux côtés des FARC. Les retrouvailles sont assez glaciales, Lautaro ayant la dent dure, enferré dans une jalousie tenace parce son frère était le préféré de leur mère, ne digérant pas ce qu’il pense être une trahison au sujet de la femme qu’il aimait.
Tragédie shakespearienne
Le génie romanesque de Caryl Férey tient notamment dans des personnages aux contours floutés qui viennent faire vaciller notre ressenti. À qui donc faire confiance ? Et c’est génial !
L’intrigue policière se double de ce que l’on peut appeler une tragédie antique, shakespearienne, avec dans les rôles premiers la famille Bagader. Outre l’antagonisme qui oppose les deux frères, il y a la tutelle du père, Saul, qui dirige d’une main de fer son petit monde. C’est un homme de pouvoir, froid, incapable de tendresse, ambigu, s’arrogeant une place de choix auprès des partisans de la paix, usant de son aîné, Lautaro, comme d’une marionnette pour arriver à ses fins. C’est un démiurge, intelligent, roué et tout-puissant qui se pense invincible. Seulement les tragédies sont bien loin des contes de fées et de leur fin dégoulinant de bonheur.
Comme dans ses précédents romans, l’auteur revêt l’habit de l’ethnologue, s’inspire de ses voyages et nous livre un tableau remarquablement documenté de la réalité historique, politique et sociale de la Colombie. Rien n’est laissé à l’imagination, tout est avéré. Et en dépit du fait qu’il écrit dans la postface avoir atténué certains aspects, ce tableau est effarant de violence et de folie barbare – « Si la réalité dépasse souvent la fiction, la Colombie en est le plus tragique exemple. » Tout n’est qu’eaux sombres, marécageuses, peinture outrée et mortifiée de ce que l’homme peut enfanter de plus terrible. Et le pire n’est jamais sûr…
Une narration haletante portée par des femmes intrépides
Le style Férey est punchy, haletant, percutant, tissé de densité dramatique, aussi très visuel – âmes sensibles, abstenez-vous ! Si l’enquêteur est peut-être un chouïa archétypal, genre le dur au cœur tendre, la narration est maîtrisée et atteint son but : nous surprendre et nous faire frissonner.
L’intrigue crue et sombre se double de clins d’œil d’humour, aussi de poésie, se soutenant de deux histoires d’amour. Caryl Férey donne aux femmes une place de choix et les imagine balèzes, hardies, intrépides. Soyez cependant avertis qu’il ne nous conte pas une bluette, certaines histoires d’amour finissant mal en général.
Vous refermerez ce polar au titre ironique – une paix impossible tant au niveau national qu’au niveau privé – divertis, électrisés, stupéfiés. Caryl Férey est un doux qui enrage, un rebelle lucide, tendre et rock’n’roll.
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Caryl Férey, Paz, Gallimard, 2019, 536 p., 22 euros
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