« Paye ton Afghane ! »
Où notre chroniqueur, allègrement, passe sur le pass sanitaire, préférant évoquer une possible tendance lourde de la mode spectaculovivante 2022, mode dont il n’hésite pas à promouvoir l’éthique, indispensable éthique seule capable d’interroger subversivement le monde dans le respect des gestes barrières à cul-air-code intégré.
Ne comptez pas sur moi pour dire du mal du passanitère, qui, comme son nom l’indique, n’est pas sanitaire, ni de la couchitude prévisible de théâtres pressés de refourguer leur moraline propagandesque à des abonnés que le manque de mauvaise came aura rendu plus vaporeux encore.
Ne comptez pas sur moi, en somme, pour vous conseiller de rester chez vous.
D’autant que la tendance 2022 du spectacle-vivant devrait être à la femme afghane, équivalent du migrant ou du poète syrien d’avant je ne sais plus quoi. Si tu veux vendre ton nouveau spectacle improvisé du jour, et le tourner à fond, même dans la diagonale du vide à gilets jaunes intégrés, spectacle citoyen centré sur l’urgence de donner la parole aux femmes afghanes, il faut te dépêcher, petit lapin rebelle-conformiste (personne, à ta décharge, ne parlait plus de cette guerre en Afghanistan jusqu’à ce qu’on s’aperçoive brutalement qu’on l’avait perdue) ; une seule Afghane suffira, d’ailleurs, et il n’y aura qu’à dire qu’elle est poète, personne ne vérifie ces choses-là. Et puis, si elle n’est pas vraiment afghane, ce n’est pas si grave, fiction & diversité avant tout, les gens des théâtres ne sont pas du genre à demander aux gens leurs papiers (passanitère excepté, bien sûr, sauver des vies, c’est cool, il n’y a qu’à scanner : « Scannez-vous le code-barre les uns les autres comme je vous l’ai scanné. »). N’oublie tout de même pas de préambuler ferme, principe de précaution oblige, que le talibanisme n’est pas l’islam, puisque l’islam, le vrai, on le sait, c’est Liberté Égalité Fraternité. Un truc comme ça.
L’urgence de faire entendre la parole de ces victimes, la nécessité d’interroger la méchanceté du monde (« Monde, Monde, pourquoi es-tu si vilain ? ») devrait permettre de ficeler vite fait un spectacle. Je veux dire, de le ficeler encore plus mal que d’habitude. Avec encore moins de théâtre (le monde est déjà si cruel, ce n’est pas la peine de montrer sa violence, cela pourrait donner le goût de la violence aux faibles, tous les partis dévots savent cela depuis bien avant Molière). Il faut aller vite. Alerter les gens. Qu’ils sachent, jusqu’au fin fond du dernier bled du Larzac. Qu’ils prennent conscience, ces bouseux. Oui, il est urgent de faire comme si les gens n’avaient pas la télé et internet, comme s’ils n’avaient pas accès exactement aux mêmes informations merdiques que nous ; oui, il est urgent de faire nos heures et de gagner notre croûte en parlant de ces femmes, auxquelles, soit dit en passant, on n’apportera rien non plus et au fond, il ne faut pas trop le dire, on s’en branle. Mais on aura tout de même alerté, en répétant ce qu’on a lu dans des journaux nationaux que, sans doute, nous sommes seuls à lire ; puisque nous ne lisons que ça.
Et puis, cela nous autorise à faire si mal notre métier. Et qu’est-ce que nous désirons d’autre, au fond, que de le saloper définitivement ? Il est si mal en point déjà, le théâtre, qu’il en devient presque décent de l’achever. C’est vers cela en tout cas que nous penchons, c’est à cela que nous tendons, avec notre urgence et notre actualité et notre concurrence à qui larmoiera le plus fort. Nous travaillons comme des porcs. C’est qu’il faut renifler. Et gueuler. L’un et l’autre. En même temps. Il y a tout une prostitution du reniflement porcin, dans ce métier, toute une économie parallèle du chougnage gueulé. Et un subventionnement de la couchitude larmoyesque qui renifle en cadence ; et qui gueule en rythme. C’est beau. Il faut sensibiliser la jeunesse, voyez-vous. Nous sommes des témoins de notre temps. De faux témoins, mais des témoins tout de même. D’ailleurs, mieux vaut un faux témoignage que pas de témoignage du tout. Ça devrait être dans les Évangiles, ça. Et si ça n’y est pas, cela explique assez pourquoi tout le monde s’en tamponne les ovaires. Les Soviétiques faisaient courir l’expression mentir comme un témoin oculaire. Nous avons regardé la télé, nous pouvons témoigner. C’est merveilleux. Il n’y aura plus ensuite qu’à compléter avec du Médiapart. Non, vraiment, nous sommes des citoyens merveilleux et citoyens. Des belles personnes. Et bienveillantes, avec ça.
Je vous laisse, je retourne lire, pour la nième fois, le vieux Péguy, le Péguy de L’Argent, qui, en creux, a inspiré, hélas pour lui, cette triste chronique.
« Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’était le principe même des cathédrales. »
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018.