Formidable Avignon
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
Voilà, le Festival d’Avignon a commencé.
C’est merveilleux, sans doute.
Mais comme je n’y vais pas cette année, je ne vous en parlerai pas.
J’ai regardé un peu, assez vaguement, le programme.
La page internet dédiée à la programmation est amusante : il y a les lieux et les horaires, bien sûr. Mais avant cela, le titre de l’œuvre (c’est-à-dire du spectacle) et le nom de son créateur (metteur en scène ou concepteur).
Le nom de l’auteur, quand il y a un texte, n’y figure pas. Pour y avoir accès, il faut cliquer sur la page du spectacle.
Je trouve ça amusant qu’Iphigénie ait l’air d’être de Chloé Dabert, Antigone d’Olivier Py (remarquez, au point où il en est, il aurait pu l’écrire), que Julien Gosselin éclipse Don DeLillo, Thomas Jolly, Sénèque et je ne sais plus qui, Franz Kafka. Entre autres.
On gagnerait encore à supprimer les titres. Les festivaliers voudront voir le Py, le Gosselin, le Jolly, le Trucmachin dont a parlé Libé. Rien de bien nouveau.
Mais enfin, je ne puis décemment pas écrire ma dernière chronique de la saison sur la page internet de la programmation du Festival d’Avignon. Ce ne serait pas raisonnable.
D’un autre côté, j’ai déjà dit du bien d’un livre dans ma précédente chronique.
Je suis un peu ennuyé.
*
Je n’ai plus d’autre solution, restant chez moi, que de vous parler de moi. De ma vie, qui est passionnante.
Et puis, c’est tellement moderne, de raconter sa vie.
Alors, vous allez peut-être trouver cela étrange, voire déplacé, mais je vais tenter de vous résumer l’appel téléphonique que j’ai reçu l’autre jour, en pleine nuit.
(Je prends des risques, moi aussi. Dites-vous que c’est décalé, voilà. Aux normes, donc.)
On ne dort pas très bien, avec les grandes chaleurs. Aussi ai-je entendu vibrer mon téléphone, sur le coup des deux heures du matin. Numéro masqué. En général, je ne réponds pas.
J’ai tout de même répondu, en me demandant si on allait me proposer une assurance, une convention obsèques ou si un monsieur qui a fait un faux numéro allait s’adresser à moi dans une langue que je ne reconnaîtrai pas.
Mais non.
Mon interlocutrice, N., est un médecin qui a longtemps travaillé loin du continent européen, et qui, en quelque sorte, continue.
Il y a longtemps que nous ne nous étions pas parlé, mais j’ai reconnu immédiatement sa voix et ce coup de fil a sitôt cessé de me paraître surprenant.
Cet entretien téléphonique ne s’est évidemment pas déroulé exactement dans les termes qui suivent, mais il m’a bien fallu le reconstruire, peut-être même le réduire un peu.
J’ai également supprimé, pour votre confort de lecture, tous ces petits tics de langage qui nous échappent facilement au cours de ce type de conversation.
Pour des motifs privés, nous prenons la conversation en cours.
– Un jour, je te dirai les nouvelles techniques à tuer les vivants.
C’était son expression exacte, oui.
– Tu ne parles pas de médecine, là…
– Non, non, tu seras étonné de la simplicité. De la douceur, même. Mais parlons d’autre chose, les communications ne sont pas sûres.
– Parlons d’autre chose, tu as raison.
Un court temps de silence, de gêne peut-être.
– Tu sors un peu ?
– Très peu. Un peu de musique, parfois.
– Pas de théâtre ?
– Si, bien sûr, un peu.
J’ai dit ça comme j’aurais dit : Oh, c’est purement professionnel. Puis j’ai ajouté :
– Je n’en peux plus, de leurs paroles. Il y a plus d’intelligence dans le football !
– Non ? tu t’es mis à aimer le football ?
– Non, non, pas vraiment, rassure-toi, juste une question d’enfance… Je fuis leurs paroles. Les abstractions ont étouffé la vie. Mais tout de même, N., ce que tu disais de ces nouvelles techniques m’intrigue…
– Non, non, Pascal, je ne dirai rien ici. À l’occasion, si je repasse en France…
– Si tu repasses en France…
Je ne sais pas pourquoi, j’ai ri. Ou ricané. Un hoquet saccadé bref.
Elle n’a pas relevé. Puis a ajouté, comme automatiquement :
– D’ailleurs, c’est comment, en ce moment ?
– Oh, on tue les morts, ici. Ils sont dangereux, tu sais. Ça ne suffisait pas qu’ils soient morts. Il en restait des traces. Il faut encore les retuer, leur ôter toute parole, en interdire l’accès.
– C’est très drôle, ce que tu dis !
Et elle riait, mais riait, N. ! Peut-être était-ce vraiment drôle, d’ailleurs.
Puis elle reprit :
– C’est quand même une guerre sans grand risque !
– Mais détrompe-toi ! Les tueurs de morts reçoivent la médaille du courage. Cela, sans cynisme aucun. Ce sont des résistants. Pour qu’ils continuent, on leur offre des postes précaires. Mais avec des titres ronflants, pour les encourager !
– Ce sont des héros !
Et N. éclata de rire de nouveau. Cette fois, je ris avec elle.
– Oui, les morts sont dangereux. Ils voudraient nous parler : nous les faisons taire. Les plus forts d’entre nous s’en saisissent comme de marionnettes de chiffons et leur font réciter nos mantras. Ils sont très applaudis.
J’étais certain que N. me comprenait très bien. Elle aurait demandé des exemples, sinon.
– Et toi ?
– Je ne dis plus rien, tu sais. Je ne veux pas être complice des morts. Ni soupçonné de complicité avec eux.
– On n’est jamais trop prudent.
Elle a raccroché.
Ou la ligne a coupé.
Ce fut inattendu, brutal.
J’allais justement dire…
Qu’aurais-je dit ? Que je participe de ce suicide ? Oui, voilà, je l’aurais dit. Mais de ne l’avoir pas dit, l’idée a commencé de me hanter.
*
Je suis resté là encore un peu, dans la nuit, empêtré dans le chaud de juillet, les yeux fermés. C’est en les ouvrant, quelques secondes plus tard, que je me souvins que N. nous avait quittés voici bientôt dix ans. Un accident atroce.
Alors, j’ai commencé de noter des bribes de la conversation.
Il était trois heures du matin. J’étais bien éveillé. J’ai allumé l’ordinateur en me demandant ce qu’il y avait à voir cette année au Festival d’Avignon. Eh bien, tout avait l’air formidable.
Restez chez vous.
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