Obsession de l’égalité : sus aux riches ?
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre]
L’obsession de l’égalité semble porter en elle-même sa propre malédiction : plus on en parle, plus on s’en réclame, et plus elle semble s’éloigner. Les riches seraient sans cesse de plus en plus riches, et les pauvres, par symétrie, sans cesse de plus en plus pauvres. À preuve, les montagnes de données collectées et mises en musique par Picketty, et tout récemment l’indigeste bouillie servie par Oxfam, laquelle semble marquer le triomphe définitif de la statistique de caniveau.
Aussi serait-il vain de pinailler sur les chiffres, d’en appeler à une miraculeuse renaissance de la rigueur, de l’objectivité et du doute scientifiques ! Restons-en à quelques observations subjectives, qui en elles-mêmes ne sont pas discutables. Les rémunérations des vedettes du sport, les prix de l’immobilier dans les quartiers « nobles » de nos métropoles, la fortune des dirigeants des grandes sociétés, atteignent des niveaux stratosphériques et repoussent chaque année les limites de la décence, tandis que le gros de la population voit ses salaires stagner et son revenu disponible s’éroder au fur et à mesure de la lente et inexorable progression des charges et des taxes.
De même, laissons de côté ce que des générations d’économistes, de philosophes, de moralistes et de théologiens ont pu écrire depuis des siècles et des siècles sur la richesse et ses perversions. Cela redeviendra nécessaire après le prochain « krach », lorsqu’il faudra prendre du recul et que chacun prétendra avoir tout prévu. Mais en cette phase d’emballement à allure suicidaire, où personne ne semble savoir où l’on va, contentons-nous de quelques remarques de bon sens, donc à contre-courant de ce qui se dit et s’écrit dans les antres de la pensée officielle.
Cela tiendra en trois points. D’abord, la réduction de la problématique des inégalités au seul revenu monétaire individuel nous éloigne de toute solution ; or, loin de s’estomper, cette tendance se poursuit et s’intensifie. Ensuite, les recettes proposées, d’un côté par les libéraux (laisser faire le ruissellement) et de l’autre par les socialistes (taxer pour redistribuer) ont largement atteint et dépassé leur limite de validité et n’apportent plus, l’une comme l’autre, que des effets pervers. Enfin, il existe d’autres approches, tentées en d’autres temps ou d’autres lieux, que la période moderne s’est refusée à examiner pour des raisons purement idéologiques, et dont on pourrait utilement chercher à s’inspirer. Je détaillerai aujourd’hui ce troisième point.
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En dehors des voies d’enrichissement inspirées par l’ambivalent dieu Mercure (la chance, l’habileté commerciale, mais aussi l’intrigue et la ruse, voire la rapine, l’usure ou la corruption), et qui ont toujours existé, les modes de constitution des fortune privées ont suivi l’évolution générale de l’économie : jadis la terre, puis la grande industrie, aujourd’hui les services, notamment financiers.
À chacune de ces trois grandes périodes correspond un type de relations spécifiques et de dépendances réciproques entre le riche, autrement dit le puissant, et les pauvres qui l’entourent. Le premier modèle n’intéresse plus que les historiens. Le second est en train de disparaître, mais les concepts qu’il a fait naître restent profondément ancrés dans nos mentalités. On parle toujours de capitalisme, certes moins de la classe ouvrière et de son exploitation, mais l’idée que c’est le travail de l’ouvrier qui a permis la création des richesses dont profite le patron, et par extension le riche, est restée au cœur de nos aspirations à la justice sociale, à la redistribution et au partage équitable.
Le modèle associé à l’économie mondialisée d’aujourd’hui n’est pas encore assez ancien, assez stabilisé, pour que nous en ayons des représentations claires et conscientes. Il semble cependant qu’il découle assez directement des notions d’aliénation, d’individualisme et d’hédonisme, qui rendent riches et pauvres non pas inégaux dans la production des richesses et rivaux pour leur possession, mais complices, en tous cas unis dans une même quête de consommation effrénée et une même cupidité.
Plus qu’aucune autre invention, l’écran portable (qui fait de moins en moins téléphone) aura parachevé l’éclatement de nos sociétés en individus confinés en eux-mêmes et de moins en moins soucieux de communication ou de solidarités de voisinage. Et ce, riches comme pauvres. Peut-être que nombre d’entre les pauvres sont déjà indifférents à la différence de salaire qui les sépare de leur chanteur préféré, de leur sportif préféré, ou du patron de leur marque de vêtements préférée. Mais sans doute sont-ils encore, en majorité, sous l’emprise de l’envie, de la jalousie, du souvenir des luttes prolétariennes d’antan ou d’une préférence pavlovienne pour le principe d’égalité, demandeurs d’une réduction de l’écart colossal qui les sépare des super-riches. En revanche, je pense que ces super-riches, eux, n’en font plus aucun complexe. Dans leur bulle d’individu libéré de tout devoir moral de solidarité, il ne leur fait rien que leur salaire soit passé de 100 à 200 fois le salaire modal, et ils se réjouiraient de le voir progresser jusqu’à 300, et pourquoi pas 400.
Pour que le pauvre cherche à forcer le riche à partager avec lui sa fortune, il lui faut une conscience de classe, ou du moins de quoi faire société avec suffisamment d’autres pauvres. Quand il n’y a plus que des atomes d’argon, chacun noyé devant son écran, il n’y a plus de conscience des inégalités. Et c’est d’autant plus vrai que l’on sort de l’univers de la production réelle pour entrer dans celui, virtuel, des marchés spéculatifs. Le banquier qui manipule toute la journée ses options, ses call, ses put, et toutes les dérivées secondes de ses produits dérivés toxiques, ne le fait pas avec son propre argent, mais avec celui de ses clients, qui peuvent être de très honorables cadres retraités ou de fort respectables caisses de prévoyance, mais qui exigent néanmoins le rendement maximum sur leur épargne. Tout le monde pousse au même crime, du plus riche au presque pauvre.
Il n’y a donc plus guère, pour culpabiliser les trop riches, de pression sociale organisée émanant des moins riches, en tous cas du travail vis à vis du capital. D’où pourrait donc venir cette résistance qui conduirait les plus grandes fortunes à en rabattre sur leur hubris ploutomaniaque ?
À défaut d’offenser les hommes, peut-on évoquer la crainte d’offenser Dieu ? Cela a fonctionné effectivement, avec une certaine réussite, aux États Unis. Je crains cependant que les nouveaux arrivants sur la scène de la philanthropie ne pourrissent rapidement le modèle. La fondation Bill Gates ne montre aucune des vertus rédemptrices de la fondation Rockfeller. En tous cas rien de semblable ne saurait prendre racine en Europe. Vous imaginez y invoquer Dieu ?
Cependant, si on ne peut plus se référer à une offense faite à Dieu ou aux hommes, il reste la Cité. Il reste le fondement de la Cité, qui est le Bien Commun, au regard duquel l’existence de super-riches dénués de tout devoir altruiste est un sujet de scandale, qu’une autorité responsable, Église ou État, ne saurait tolérer. Et c’est là que l’Histoire vient nous suggérer un modèle auquel notre monde a délibérément tourné le dos : celui d’un État qui contraint les riches à se ruiner au service de la Cité. Et s’ils refusent, on leur fait subir le sort de Fouquet, ou celui des Templiers !
Le système de la « méritocratie républicaine » en est l’exacte antithèse ; pour assurer l’accès de tous aux plus hautes fonctions, on a instauré les concours anonymes, et assuré aux députés et ministres des salaires confortables. Et peu à peu on a laissé se créer ainsi une nouvelle aristocratie, encore plus coupée du peuple que l’ancienne qui avait au moins le devoir des armes. Et comme par ailleurs l’impôt s’est révélé inapte à réduire le pouvoir des super-riches, nous nous retrouvons avec un État impuissant flanqué de deux classes parasitaires.
Rêvons un peu : en mettant les riches à la place des députés, fonction que bien entendu ils occuperont à titre bénévole, on fera de belles économies, et qui dit que ça ne marchera pas au moins aussi bien ? On pourra aussi leur vendre, cher bien sûr, des titres de marquis ou de baron. Le Second Empire ne fonctionnait pas autrement, et la France était fort prospère. Et à Londres, il y a bien une Chambre des Lords à côté de celle des Communes.
J’entends les objections, bien naturelles : des riches placés au cœur de l’État y feront une politique favorable aux riches. Eh bien, rien n’est moins sûr. Et je pense que ce scénario-fiction gagnerait à être creusé. Et vous ?
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