Nathalie Papin et le théâtre jeune public : le pari de la vie au cœur de la tragédie
« Je n’ai pas le droit de dire aux enfants que le monde est foutu ! Nous cherchons toujours un au-delà du constat d’échec, quelque chose de plus profond que le désespoir. C’est une obligation envers l’humanité, la civilisation. » Les mots de Nathalie Papin, auteure incontournable de la littérature dramatique jeunesse, résonnent fort en ces temps troublés. Petits ou grands, une voix à écouter…
Nathalie Papin est une auteure incontournable de la littérature dramatique à destination de la jeunesse. Ses pièces sont jouées et traduites dans de nombreux pays. Léonie et Noélie, publiée chez son éditeur historique L’école des loisirs en 2015, a été mise en scène par Karelle Prugnaud, l’an dernier, au festival d’Avignon.
Nous l’avons rencontrée lors de la représentation de Quand j’aurai mille et un an, pièce spécifiquement écrite pour la compagnie des Lucioles de Jérôme Wacquiez, à l’Institut del Teatre de Barcelone, lors du dernier festival OUI !.
Entretien.
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Quel a été votre lien au théâtre durant l’enfance ?
Ma première expérience théâtrale est très étrange, assez tardive, car je viens d’un milieu où il n’y avait pas de place pour le théâtre, ni pour la culture en général. Cela commence donc par un manque. La nourriture qui m’a manqué, enfant, c’est le symbolique, l’art. Pourquoi ai-je éprouvé ce manque, alors qu’au sein de ma famille, mes frères et sœurs ne l’éprouvaient pas ? C’est une question mystérieuse. Je ne savais pas l’exprimer, puisque je ne pouvais le nommer. L’enfance est un endroit où il me manquait le fait de nommer. Quand j’ai découvert le théâtre, quasi à l’université, j’ai découvert ce qu’il me manquait. Dans ma région d’origine, au croisement de la Vendée et du Maine-et-Loire, pays très rural, il y avait très peu de théâtres. Il fallait aller à Nantes ! Il n’y avait donc pas possibilité d’aller au théâtre, à peine au cinéma.
N’y a-t-il eu aucune expérience avant l’université ?
À la fin du collège, des comédiens ont été invités. Nous étions au début des dispositifs introduisant l’art dans les écoles. Cela a duré deux heures. Je pense même que l’intervention était mauvaise, une sorte d’expression corporelle mal dégrossie. Pourtant, quelque chose a eu lieu : une porte s’est ouverte pour moi. Par la suite, je n’ai jamais cessé de chercher, devenant une grande lectrice. J’ai commencé par des études à l’université, mais l’ai quittée bien vite pour entrer dans une école de théâtre, avant même d’en avoir vu.
Avez-vous le souvenir d’un premier choc artistique ?
Oui, mon premier choc fut Zouc, une très grande artiste originaire de Suisse. Elle était assez forte, habillée d’une robe noire, avec de petites jambes, et tenait la scène seule pendant une heure et demie, deux heures. C’était à peine du théâtre et cependant très théâtral.
Lorsque vous êtes entrée dans l’école, vous saviez déjà que vous écririez ?
Non, pas du tout. J’ai intégré une école de théâtre du geste, du mime, à Paris : l’école Carré – Silvia-Monfort. J’ai appris beaucoup de choses sur le langage physique, corporel et chorégraphique, mais toujours pas de texte. Je me suis trompée alors, mais je ne le savais pas. Je pensais que l’expression la plus belle artistiquement passait par le corps muet et dépouillé. En sortant de l’école du mime, j’ai rejoint une compagnie théâtrale à Saint-Brieuc, en Bretagne, qui non seulement proposait ses créations, mais assumait également beaucoup d’ateliers, auprès des petits jusqu’aux adolescents. Ce fut ma véritable école. Mais j’avais l’impression de toucher à tout, sans être précise en rien. J’ai donc fait une formation très pointue, avec Monica Pagneux, pour savoir si j’étais une comédienne ou non. En sortant, j’ai compris que je n’étais pas destinée à une grande carrière de comédienne, que ce n’était pas l’endroit où je pouvais donner le meilleur de moi-même. Je me sentais comme un fœtus à peine fini. Monica Pagneux m’a alors dit que mon point de création se situait dans ce « presque rien ». En sortant, j’ai créé un spectacle avec des enfants, qui s’appelait Le pays de rien. Métaphoriquement, je suis partie du « presque rien » et ai agrandi progressivement le filet créatif par l’écriture. L’écriture est devenue peu à peu très puissante : ma force était probablement déjà là, mais je l’ignorais. J’ai retrouvé le corps, mon vrai corps, dans l’écriture.
Qu’est-ce qui motive désormais l’acte d’écrire : un thème, un personnage… ?
C’est varié. Mais souvent, l’écriture naît d’une impression profonde qui résiste à tout. Pendant longtemps, ce fut une question, parfois un concept. Dans Quand j’aurai mille et un an, j’avais le désir de créer un personnage qui va au-delà de l’âge, c’est-à-dire dont l’âge n’a plus de sens. L’âge ne m’intéresse pas comme tel, dans la relation au monde ; nous pouvons avoir une relation essentielle avec un enfant de cinq, dix ou seize ans. Dans la pièce, Cendi a dix ans, un âge emblématique auquel on revient sans cesse lorsqu’on veut parler de son enfance, car c’est un tournant entre la petite enfance et la dizaine suivante, qui marque la bascule à l’âge adulte. À dix ans, tout est là : le langage, la relation, le rapport au monde… Mais tout reste encore possible. Cet espace précis m’intéresse, car il est celui de la créativité. L’idée de mettre Cendi en relation avec un enfant du futur m’a été donnée par un écolier, dans une classe que je visitais. C’est alors que j’ai fait le lien avec le transhumanisme, problématique qui m’intéressait. Je me suis beaucoup documentée pour écrire la pièce.
Comment sont nées vos premières grandes pièces, notamment Mange-moi et Debout ?
Nous étions au tout début de l’écriture théâtrale jeunesse, juste après les pionniers. Il y eut des résidences en Bretagne pour les auteurs jeunesse, avec pour commande : l’écriture d’une pièce jeunesse de qualité, avec une véritable exigence littéraire. Y ont notamment participé Karin Serres, Dominique Paquet et Jean-Yves Picq. Je me suis littéralement engouffrée dans ce projet et ai écrit Mange-moi, sur la question de la dévoration, du rapport entre dévorant et dévoré. Le texte a été lu à la Cité universitaire, à Paris. J’ai alors réalisé que l’écriture était pleinement ma voie. C’est avec Debout, écrit peu après lors d’une nouvelle résidence en Bretagne, que j’ai enfin atteint un point d’exigence littéraire, en allant au cœur de la tragédie enfantine, avec la question du désir de mourir. Cette pièce est fondatrice pour moi.
Lors d’une table ronde sur la littérature théâtre jeune public dans le cadre du festival OUI ! à Barcelone, vous avez évoqué plusieurs critères d’écriture : pas d’animaux, pas de thèmes tabous… Comment ces critères se sont-ils imposés à vous ?
Ce qui déterminait l’écriture destinée à la jeunesse, à l’époque, c’étaient des animaux qui parlent. Avec plusieurs collègues et amis dramaturges, nous voulions sortir de tous ces clichés. C’était à l’origine une boutade, mais ça a peu à peu déplacé quelque chose, même si la tendance actuelle est d’y revenir en partie.
Qu’est-ce qui fait in fine la spécificité de l’écriture pour la jeunesse ?
Il y a un conflit en moi-même autour de cette question : l’écriture jeunesse est le lieu de mon épanouissement, de ma créativité la plus ardente, le lieu également où je suis le plus entendue, mais j’aimerais parfois ne pas y être enfermée. Je suis fière d’avoir persévéré dans cette voie, mais je sais aussi qu’on ne reconnaît pas toujours à sa juste valeur le travail de recherche qu’exige cette écriture singulière. Il y a la même gravité et le même engagement que pour toute autre forme de littérature. Ce qui change, c’est l’adresse, qui nous oblige à parier sur la vie, même si nous sommes dans la tragédie : je n’ai pas le droit de dire aux enfants que le monde est foutu ! Nous cherchons toujours un au-delà du constat d’échec, quelque chose de plus profond que le désespoir. C’est une obligation envers l’humanité, la civilisation. Je fais le pari de l’œuvre, de la vie, du jaillissement du jeu et peut-être de la joie.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier